Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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chaque personne qu'il rencontrait:

      L'avez-vous vu?.. – Non. – Eh bien, venez demain chez moi, il y dînera, vous pourrez le voir facilement…

      Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore vu… Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?..» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! prenez-le!.. Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre héros41

      Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe l'homme des siècles, comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!.. Comme on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se levèrent pour voir un homme si grand!.. Et lui, calme et froid même au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il fut plus tard… Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:

      «Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire… L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.

      Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse42. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.

      J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.

      On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël… et personne à Barras… La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:

      – Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?

      – Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.

      – Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.

      – Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et… vous le savez bien vous-même… Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.

      – Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais… Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!

      Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.

      – Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.

      – Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.

      – Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:

      Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!

      M. de Talleyrand sourit et dit:

      – Elle est bien, au fait, cette phrase!

      Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.

      M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration…

      Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.

      – Il faut que vous partiez, lui dit-il.

      – Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.

      – Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.

BONAPARTE, avec un cri de joie

      Pour l'Orient!

M. DE TALLEYRAND

      Pour l'Orient.

BONAPARTE

      Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?..

M. DE TALLEYRAND

      Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.

BONAPARTE

      C'est vrai!..

M. DE TALLEYRAND

      Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?

BONAPARTE, toujours parcourant

      Quelle est-elle?

M. DE TALLEYRAND

      C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz43!

BONAPARTE

      Leibnitz?.. le fameux Leibnitz?

M. DE TALLEYRAND

      Lui-même.

BONAPARTE

      Mais comment cela se peut-il?

      M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je


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<p>41</p>

C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.

<p>42</p>

Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.

<p>43</p>

Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité de Arte combinatoria. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée. – Bon! lui dit l'autre, cela est dans la Ligarithmotechnia de Mercator, du Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator, son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur de la chose et en félicita l'auteur. – Pour cette fois, dit Leibnitz, Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la réponse avec impatience… Oldenbourg félicita cordialement son ami sur un aussi beau chef-d'œuvre de son esprit… Mais par une fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat viennent d'être opérés par un certain M. Isaac Newton de Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!

Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.