Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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l'impression qu'il devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu blasphémant; mais enfin, puisque l'évêque l'a entendu, et même avec plaisir… À propos, n'a-t-il pas été excommunié?

MADAME DE LOSTANGES

      Qui cela?

M. DE RASTIGNAC

      Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun…

MADAME DE CASEAUX

      Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable… Madame de Permon, faites-le donc taire.

MA MÈRE

      Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.

M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne

      Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et vous serez contente.

MADAME DE LOSTANGES

      Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre Marchésy!

M. DE RASTIGNAC

      Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le Gouvernement et les républicains… Dès que les royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»

      Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.

      – Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un peu moins république.

      – Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.

M. DE RASTIGNAC

      Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?..

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

      Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une impertinence à son parti ou au nôtre.

MADAME DE LOSTANGES

      Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

      Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je n'ai pas écouté les paroles de l'air.

M. DE RASTIGNAC

      Je les ai, moi, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:

      «À la destruction du club de Clichy18!» Les infâmes! ils veulent encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.

      Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours victorieuses!.. Gloire à la République!» Le général Alexandre Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»

      – Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix… «Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III!»

      – Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!.. (en serrant ses poings et se promenant).

MADAME DE CASEAUX, avec douceur

      Allons, la paix! la paix!.. C'est si doux, si bon, la paix. Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de Talleyrand?

M. DE RASTIGNAC

      Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?..

MADAME DE CASEAUX

      Oui, oui.

M. DE RASTIGNAC

      Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la grande force du Directoire… Et, en effet, il en a une immense… Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus de mérite…

MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main

      Imprudent!..

M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une rêverie

      Pardon!.. pardon!..

MADAME DE LOSTANGES

      Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.

M. DE RASTIGNAC

      Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après, lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout, dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant cette vignette…

LE MARQUIS D'HAUTEFORT

      Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!.. et ridiculement infatué d'une gravure à présent.

M. DE RASTIGNAC

      Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes… Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.

M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats

      M. de Talleyrand ému!.. Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand pleurant d'attendrissement sur les victoires des Français!.. Je croirais plutôt que c'est de colère… Enfin… voyons!.. as-tu là ce beau dessin?

M. DE RASTIGNAC

      Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un croquis pris à la hâte.

      Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était écrit: Constitution de l'an III; et au bas: Aux mânes des braves morts pour la patrie! À côté, un génie avait un pied posé sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «Armée d'Italie… Bonaparte, général en chef…» La femme et le génie (l'Italie et la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!.. Le


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Lannes était républicain enragé, comme on les nommait alors.