Le Crépuscule des Dieux. Elemir Bourges

Le Crépuscule des Dieux - Elemir  Bourges


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à Son Altesse; comme de fait, un beau matin, la plupart des journaux annoncèrent que la Giulia Belcredi, célèbre diva de Buda-Pesth, allait débuter au théâtre Lyrique, dans la Flûte enchantée, de Mozart.

      Le Duc lut l'annonce, bondit, et envoya aussitôt au théâtre, pour avoir l'adresse de Giulia. L'Italien, qui eût pu la dire, aurait autant aimé se jeter dans un puits, et ce fut Hildemar qui revint annoncer que la cantatrice était logée au Grand-Hôtel. Le Duc fit atteler, et partit en toute hâte… Un escalier à monter, une porte; il était devant Giulia.

      – Ah! mon Dieu! Monseigneur!.. Votre Altesse…

      Car il avait donné un billet de visite sous le nom de comte de Dœllingen, qui était l'un de ceux qu'il prenait pour voyager incognito. Il demeura quelques moments sans répondre. Il la considérait avec étonnement, dans cette chambre au luxe banal, où des costumes de théâtre étoilés d'or étaient jetés çà et là, sur des chaises. Giulia lui paraissait tout autre, plus belle qu'il ne l'avait jamais vue. Elle était en cheveux, massés à la nuque, une robe brodée écrue, ses gants et son ombrelle sur la table; et s'occupait à se passer au poignet, un serpent de diamants, en bracelet.

      – Vous alliez sortir? dit Charles d'Este.

      – Oui, répondit-elle, j'allais répéter, et elle eut un geste d'insouciance exprimant que rien n'était moins important.

      – C'est donc vrai, fit le Duc qui se leva, vous êtes engagée? et rompant brusquement la glace, il lui dit en la regardant entre les yeux, debout, et les deux mains posées sur la table:

      – Eh bien! je m'en viens vous prier de ne plus désormais chanter que pour moi seul.

      Elle demeura impassible, et une faible rougeur témoigna seule de son émotion, pendant la longue pause qui suivit. Etait-ce la joie du triomphe? Avait-elle osé se promettre qu'un jour Charles d'Este lui appartiendrait? Grande, élégante, l'air haut et noble, et quelque chose de majestueux dans le maintien, elle montrait au Duc un sourire de sphinx, des yeux bleus, profonds et redoutables. Elle répondit simplement:

      – Votre Altesse n'ignore pas que c'est tout mon avenir qu'elle me demande.

      Elle se tenait devant lui, comme attentive à le percer de ses regards. Alors le Duc, lui saisissant la main, la baisa au-dessous du poignet.

      – Je le sais, répliqua-t-il, et je l'entends ainsi. Vous viendrez habiter mon hôtel, en attendant que nous repartions pour Blankenbourg; et se levant, comme après affaire conclue, il se mit à faire quelques tours de chambre, en disant des douceurs à la Belcredi, et s'arrêtant parfois à ouvrir les écrins, ou à considérer les couronnes, dont quelques-unes pendaient aux murs. L'une d'elles, reçue à Naples, était toute garnie de coraux rouges, et le duc Charles en plaisanta; puis, après un peu de silence, il se rassit, demanda une plume, griffonna cinq ou six mots sur une page blanche, et levant la tête:

      – De combien est votre dédit?

      – De cinquante mille francs, Monseigneur.

      Il signa, mit l'adresse au bas: Monsieur le baron James de Rothschild, présenta la traite à la chanteuse, puis, tandis qu'il ramassait son stick et son chapeau:

      – Ne vous servez donc plus d'extrait d'œillet, reprit-il. Je ne puis souffrir cette odeur; allons, adieu, ma chère; avant trois jours, votre appartement sera prêt.

      Il ne fit, pendant le trajet, que rire dans sa barbe, et se moquer à part soi, du bon tour qu'il jouait à ces badauds de Parisiens. Que de bruit, que de conjectures sur cette disparition de la Belcredi! Il avait fallu cette idée, et je ne sais quelle jalousie de despote contre le public, pour tirer le Duc de son apathie. Il fut frappé en arrivant, du désordre et de la confusion, et de la dispersion des valets à son approche.

      – Quoi? qu'est-il donc arrivé?

      Et comme Karl balbutiait des mots sans suite, le Duc s'élança vers son appartement, redoutant quelque horrible malheur: César malade, ou la perruche morte. Tous ses enfants y étaient réunis, épars, assis et debout, et même Augusta, les yeux pleins de larmes, qui coulaient de temps en temps. Le comte Franz tenait en main une lettre que, d'un mouvement instinctif, il voulut cacher, quand son père entra.

      – Donnez! dit le Duc, et il lut.

      La longue dépêche du comte d'Œls contenait le texte du traité conclu entre la Prusse et le Blankenbourg. Le prince Wilhelm était nommé duc, ou, pour parler diplomatiquement, invité à vouloir bien se charger du gouvernement du duché.

      – Les voleurs! murmura Charles d'Este, en pâlissant extraordinairement.

      Ce fut une colère et une douleur sèches. Il resta trois jours sans parler, vaincu, moribond, anéanti. L'Italien lui lisait les gazettes, les dépêches de M. d'Œls, et la pauvre Altesse se consolait à l'aide du malheur des autres. Il était complet pour le Hanovre, le duché de Nassau, et le grand électorat de Hesse, incorporés à la Prusse. Brême, Hambourg perdaient leurs privilèges de villes libres. La Bavière, le Wurtemberg signaient des traités désastreux, et l'Autriche, amoindrie par la cession de la Vénétie, devait payer, en outre, une très forte indemnité de guerre. Tout le système politique de l'Allemagne était bouleversé au profit de la Prusse.

      Le matin du quatrième jour, le Duc, dès son lever, revêtit son grand uniforme de généralissime blankenbourgeois, se para de tous ses ordres dont il avait un arc-en-ciel: Toison-d'Or, Cheval-Blanc, Guelfes, Henri le Lion, Saint-Etienne d'Autriche, Saint-Hubert de Bavière, le Lion et le Soleil de Perse, et commanda que l'on mît les chevaux au coupé de parade, chef-d'œuvre de Binder. Il prit avec lui M. Smithson, qui revêtit l'habit de cour, et tous deux se rendirent aux Tuileries, où le duc Charles envoya demander une audience à Sa Majesté. L'attente fut courte, et l'on revint avec l'ordre de l'introduire.

      Ce n'était pas la première fois que le chef de la maison des Guelfes allait se trouver en présence de l'Empereur. Lors de sa venue à Paris, en 1862, les Tuileries l'avaient reçu à merveille, et, depuis ce temps, les deux souverains avaient toujours entretenu les plus amicales relations. Le Duc monta un escalier, escorté du chambellan de service, traversa une assez mesquine antichambre, et alors, au seuil d'une pièce, il aperçut Napoléon, qui s'avança de quelques pas à sa rencontre.

      – Ah! Sire! s'écria le Duc, dans quelles terribles circonstances…

      Mais l'Empereur, lui prenant le bras et mettant un doigt sur ses lèvres, le fit entrer dans son cabinet, dont la porte se referma, et leur entrevue n'eut pas de témoins. Pourtant, quand le Duc revint à l'hôtel, il semblait plus calme et résigné, et nul doute, qu'après quelques jours, il eût surmonté son chagrin, quand un nouveau désastre vint l'accabler. Le pauvre prince s'aperçut que ses cheveux tombaient en abondance, et Arcangeli ne put lui cacher plus longtemps l'effrayante vérité. Les journées qui suivirent, furent lugubres. Les volets demeuraient fermés; deux bougies éclairaient à peine la vaste chambre, où le silence régnait profondément; et le Duc, tout blanc comme un fantôme, dans ses grands peignoirs garnis de dentelles, coulait le temps sur sa chaise percée, se forgeait un funèbre avenir, et restait des heures à considérer fixement le paquet de ses cheveux tombés.

      Le seul effort qu'il s'imposa fut d'écrire un court billet à la Belcredi, qui vint s'établir à l'hôtel, suivie de sa femme de chambre. Au reste, cette installation passa presque inaperçue, tant les enfants de Charles d'Este avaient été accoutumés de vivre au milieu des maîtresses de leur père. Le même jour vit arriver M. de Cramm, l'oreille basse, suant de frayeur et sentant d'avance sur son dos, les éclats de fureur de son maître. La peur d'être interrogé de toutes les façons, et qu'on n'éclairât sa conduite, ajoutait aux angoisses du petit baron. Aussi respira-t-il plus librement, quand il apprit que Son Altesse ne voulait pas lui donner audience.

      Telle était la douleur du Duc, qu'il ne reçut pas davantage le comte d'Œls, lequel survint quelques jours plus tard, ramenant un convoi de fourgons qu'il avait pris à Francfort, au passage, et les trente-trois chevaux du Duc. Six étaient des présents du schah de Perse, et tous les autres appartenaient à la race de Blankenbourg, ces chevaux à la robe argentée, les yeux, les naseaux et les sabots roses. Ils descendent, dit la


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