La Comédie humaine, Volume 5. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 5 - Honore de Balzac


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est arrivée, dit Bouvard à son ancien ami.

      – Je vois une rivière, répondit la femme d'une voix faible en paraissant regarder en dedans d'elle-même avec une profonde attention malgré ses paupières baissées. Je vois un joli jardin.

      – Pourquoi entrez-vous par la rivière et par le jardin? dit Minoret.

      – Parce qu'elles y sont.

      – Qui?

      – La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez.

      – Comment est le jardin? demanda Minoret.

      – En y entrant par le petit escalier qui descend sur la rivière, il se trouve à droite une longue galerie en briques dans laquelle je vois des livres, et terminée par un cabajoutis orné de sonnettes en bois et d'œufs rouges. A gauche le mur est revêtu d'un massif de plantes grimpantes, de la vigne vierge, du jasmin de Virginie. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y a beaucoup de pots de fleurs. Votre pupille examine ses fleurs, les montre à sa nourrice, fait des trous avec un plantoir et y met des graines… La nourrice râtisse les allées… Quoique la pureté de cette jeune fille soit celle d'un ange, il y a chez elle un commencement d'amour, faible comme un crépuscule du matin.

      – Pour qui? demanda le docteur qui jusqu'à présent n'entendait rien que personne ne pût lui dire sans être somnambule. Il croyait toujours à de la jonglerie.

      – Vous n'en savez rien, quoique vous ayez été dernièrement assez inquiet quand elle est devenue femme, dit-elle en souriant. Le mouvement de son cœur a suivi celui de la nature…

      – Et c'est une femme du peuple qui parle ainsi? s'écria le vieux docteur.

      – Dans cet état toutes s'expriment avec une limpidité particulière, répondit Bouvard.

      – Mais qui Ursule aime-t-elle?

      – Ursule ne sait pas qu'elle aime, répondit avec un petit mouvement de tête la femme; elle est bien trop angélique pour connaître le désir ou quoi que ce soit de l'amour; mais elle est occupée de lui, elle pense à lui, elle s'en défend même, elle y revient malgré sa volonté de s'abstenir. Elle est au piano…

      – Mais qui est-ce?

      – Le fils d'une dame qui demeure en face…

      – Madame de Portenduère?

      – Portenduère, dites-vous, reprit la somnambule, je le veux bien. Mais il n'y a pas de danger, il n'est point dans le pays.

      – Se sont-ils parlé? demanda le docteur.

      – Jamais. Ils se sont regardés l'un l'autre. Elle le trouve charmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. Elle l'a vu de sa croisée, ils se sont vus aussi à l'église; mais le jeune homme n'y pense plus.

      – Son nom?

      – Ah! pour vous le dire, il faut que je le lise ou que je l'entende. Il se nomme Savinien, elle vient de prononcer son nom, elle le trouve doux à prononcer: elle a déjà regardé dans l'almanach le jour de sa fête, elle y a fait un petit point rouge… des enfantillages! Oh! elle aimera bien, mais avec autant de pureté que de force; elle n'est pas fille à aimer deux fois, et l'amour teindra son âme et la pénétrera si bien qu'elle repousserait tout autre sentiment.

      – Où voyez-vous cela?

      – En elle. Elle saura souffrir; elle a de qui tenir, car son père et sa mère ont bien souffert!

      Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé que surpris. Il n'est pas inutile de faire observer qu'entre chaque phrase de la femme il s'écoulait de dix à quinze minutes pendant lesquelles son attention se concentrait de plus en plus. On la voyait voyant! son front présentait des aspects singuliers: il s'y peignait des efforts intérieurs, il s'éclaircissait ou se contractait par une puissance dont les effets n'avaient été remarqués par Minoret que chez les mourants dans les instants où ils sont doués du don de prophétie. Elle fit à plusieurs reprises des gestes qui ressemblaient à ceux d'Ursule.

      – Oh! questionnez-la, reprit le mystérieux personnage en s'adressant à Minoret, elle vous dira les secrets que vous pouvez seul connaître.

      – Ursule m'aime? reprit Minoret.

      – Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. Aussi est-elle bien malheureuse de votre incrédulité. Vous ne croyez pas en Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu'il soit! Sa parole emplit les mondes! Vous causez ainsi les seuls tourments de cette pauvre enfant. Tiens! elle fait des gammes; elle voudrait être encore meilleure musicienne qu'elle ne l'est, elle se dépite. Voici ce qu'elle pense: Si je chantais bien, si j'avais une belle voix, quand il sera chez sa mère, ma voix irait bien jusqu'à son oreille.

      Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l'heure précise.

      – Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu'elle a semées?

      – Du réséda, des pois de senteur, des balsamines…

      – En dernier?

      – Des pieds d'alouette.

      – Où est mon argent?

      – Chez votre notaire; mais vous le placez à mesure sans perdre un seul jour d'intérêt.

      – Oui; mais où est l'argent que je garde à Nemours pour ma dépense du semestre?

      – Vous le mettez dans un grand livre relié en rouge intitulé Pandectes de Justinien, tome II, entre les deux avant-derniers feuillets; le livre est au-dessus du buffet vitré, dans la case aux in-folios. Vous en avez toute une rangée. Vos fonds sont dans le dernier volume, du côté du salon. Tiens! le tome III est avant le tome II. Mais vous n'avez pas d'argent, c'est des…

      – Billets de mille francs?.. demanda le docteur.

      – Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billets de chacun cinq cents francs.

      – Vous les voyez?

      – Oui.

      – Comment sont-ils?

      – Il y en a un très-jaune et vieux, l'autre blanc et presque neuf…

      Cette dernière partie de l'interrogatoire foudroya le docteur Minoret. Il regarda Bouvard d'un air hébété, mais Bouvard et le swedenborgiste, familiarisés avec l'étonnement des incrédules, causaient à voix basse sans paraître ni surpris ni étonnés; Minoret les pria de lui permettre de revenir après le dîner. L'anti-mesmérien voulait se recueillir, se remettre de sa profonde terreur, pour éprouver de nouveau ce pouvoir immense, le soumettre à des expériences décisives, lui poser des questions dont la solution enlevât toute espèce de doute.

      – Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l'inconnu, je reviendrai pour vous.

      Le docteur Minoret était dans un état si violent, qu'il sortit sans saluer, suivi par Bouvard qui lui criait à distance: – Eh! bien, eh! bien?

      – Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de la porte cochère. Si la femme a dit vrai pour Ursule, comme il n'y a qu'Ursule au monde qui sache ce que cette sorcière m'a révélé, tu auras raison. Je voudrais avoir des ailes, aller à Nemours vérifier ses assertions. Mais je louerai une voiture et partirai ce soir à dix heures. Ah! je perds la tête.

      – Que deviendrais-tu donc si, connaissant depuis longues années un malade incurable, tu le voyais guéri en cinq secondes! Si tu voyais ce grand magnétiseur faire suer à torrents un dartreux, si tu le voyais faire marcher une petite maîtresse percluse?

      – Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu'à neuf heures. Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable.

      – Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien.

      Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal. Après une conversation animée, à l'aide de laquelle Minoret trompa la fièvre d'idées qui lui ravageait la cervelle, Bouvard lui dit: – Si tu reconnais à cette femme la faculté d'anéantir ou


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