La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1. Alcide de Beauchesne
l'étude, cherchant l'oubli du trône dans l'exercice de la chasse ou d'un travail manuel, détestant les femmes sans mœurs et les hommes sans conscience, il semble étranger dans une cour dont les mœurs sont légères et les consciences faciles. Un jeune prince plein de modération, au faîte de la puissance et fidèle au devoir, se regardant comme le père de tous les Français et se sentant attiré de préférence vers ceux de ses enfants qui sont les plus faibles, ne peut être apprécié de ses courtisans, gens pour la plupart frivoles ou endettés, corrupteurs ou corrompus, regardant les innovations comme un danger et les réformes comme un crime.
Le comte de Provence, dont l'esprit est égal à l'instruction, cache sous une dignité prudente le regret de n'être point au premier rang. Versé dans la culture des lettres, servi par une mémoire prodigieuse, il se regarde, sous le rapport littéraire, comme bien supérieur au Roi son frère. Ce sentiment est né chez lui dès l'enfance. Un jour, jouant avec ses frères, le duc de Berry lâcha le mot: Il pleuva. «Ah, quel barbarisme! s'écria le comte de Provence; mon frère, cela n'est pas beau: un prince doit savoir sa langue. – Et vous, mon frère, reprit l'aîné, vous devriez retenir la vôtre.» Monsieur se plaît dans la société des gens de lettres, cherche à se rendre compte du souffle des idées qui se lève à l'horizon, se prépare aux événements pour n'en être pas surpris, ménage les partis sans les embrasser, vit avec ses frères sans division et sans confiance, caresse froidement l'opinion; et quand viendra le jour où des combinaisons malencontreuses feront échouer le départ du Roi son frère, il saura avec habileté s'éloigner du péril et se réserver pour l'avenir.
Le comte d'Artois est le type du Français d'autrefois: il en a l'humeur insouciante, l'esprit enjoué, les grâces chevaleresques. Bien fait, recherché dans sa toilette, adroit dans les exercices du corps, il n'apprécie la grandeur que pour les avantages qu'elle donne, la fortune que pour les plaisirs qu'elle procure. La coutume qu'il a de regarder les femmes le suit jusque dans le sanctuaire. «Monseigneur, lui dit un jour Mgr du Coëtlosquet, évêque de Limoges, j'ai une grâce à demander à Votre Altesse Royale, c'est de ne pas aller à la messe.»
Né dans une cour légère et voluptueuse, il en a pris naturellement les habitudes; mais son cœur généreux n'y doit pas périr, et survivra à l'exil, au trône et au malheur.
On comprend qu'autour de ces trois princes, dont nous venons d'esquisser rapidement le caractère, doivent se grouper des hommes de mœurs et d'idées différentes. Les honnêtes sont près de Louis XVI, les politiques près de Monsieur, les frivoles près du comte d'Artois. C'est ainsi que les amis du Roi sont rares, ceux de Monsieur nombreux, ceux du comte d'Artois innombrables. Ceux-ci ont la prétention de se croire plus directement placés sous le patronage de la Reine, qui, jeune, vive et brillante, cherche les plaisirs de son âge et se plaît dans la société du comte d'Artois, dont les goûts se rapprochent des siens. L'esprit pervers de cette époque s'essaye à faire un crime à Marie-Antoinette de trouver son beau-frère aimable; mais il ne parviendra pas, aux yeux de l'histoire, à envenimer des parties de plaisir qui ont toute la cour pour témoin, sans compter la comtesse d'Artois, qui aime tendrement son mari. On devine cependant le parti que cherche à tirer de cette amitié fraternelle la malignité d'un essaim d'étourdis, incapables de supposer le bien et toujours prêts à croire le mal qu'ils ont inventé.
Madame la comtesse de Provence, d'une figure peu sympathique, mais ornée de deux beaux yeux qui lui ont attiré les seuls compliments qu'elle ait mérités, inspira, dit-on, dès la première entrevue une spirituelle repartie à son fiancé. «Monsieur le comte de Provence, lui dit le lendemain le comte d'Artois, toujours disposé à plaisanter, vous aviez la voix bien forte hier; vous avez crié bien fort votre Oui. – C'est, repartit l'époux passionné, que j'aurois voulu qu'il pût se faire entendre jusqu'à Turin.» Cette princesse se montra très-neuve sur l'étiquette, et le cérémonial l'embarrassait beaucoup. Le lendemain de son mariage, comme madame de Valentinois, sa dame d'atour, voulait lui mettre du rouge: «Fi donc! s'écria-t-elle, madame; prenez-vous ma figure pour une tête à perruque? – Madame, lui dit le comte de Provence, conformez-vous à l'usage de la cour, et je vous trouverai infiniment mieux. – Allons, madame de Valentinois, dit-elle, mettez-moi du rouge, et beaucoup, puisque j'en plairai davantage à mon mari.»
Madame juge sévèrement son prochain; elle a une instruction variée, un esprit mordant; elle n'est pas exempte d'ambition. Peu aimée de son mari, quoi qu'en ait dit le comte d'Artois, jalouse de ses sœurs qui ont des enfants, elle affecte en public une gravité que l'observateur clairvoyant considère comme la critique de la vivacité et de la grâce enjouée de la Reine. En 1787, elle eut une conversation très-vive avec Marie-Antoinette, qu'elle exhorta à faire plus de cas du peuple, à se rendre digne des vive la Reine! qu'on lui prodiguait précédemment. La princesse ne trouvant pas que ses sages représentations fissent grand effet sur l'esprit de Sa Majesté, elle s'échauffa davantage et s'écria avec chaleur: «Si vous dédaignez mes avis, Madame, vous ne serez que la reine de France, vous ne serez pas la reine des Français.» On est disposé à croire que, sans encourager ni l'opposition qui luttait contre le Roi, ni la calomnie qui s'attachait aux pas de la Reine, Madame se réjouissait de ces deux injustices, dont l'une donnait plus de faveur à l'ambition de son mari et l'autre plus de relief à sa propre dignité.
La comtesse d'Artois est toute petite, d'une carnation remarquablement blanche et rose, mais son visage est porteur d'un nez très-long, qui donne à sa physionomie délicate et gracieuse quelque chose d'agressif. Bienveillante et charitable, elle est fort aimée, et le privilége qu'elle a d'avoir seule encore donné des héritiers à la couronne lui assure naturellement quelque crédit.
Le banquet qui avait eu lieu à l'occasion de son mariage était demeuré inscrit dans les fastes des fêtes royales, à cause d'un surtout merveilleux de l'invention du sieur Arnoux, célèbre machiniste du temps. Au milieu était une rivière claire et limpide qui coula pendant tout le repas avec une abondance intarissable. Son cours était orné de petits bateaux, de chaumières de pêcheurs, d'arbres, de prairies, et de tout ce qui peut rendre agréables les bords d'un fleuve.
On a aussi retenu de cette époque un mot qui fit quelque peu rire par sa naïveté. La ville de Paris, à l'occasion de ce mariage, dota des filles. Une d'elles (mademoiselle Lise) se présenta pour se faire inscrire. On lui demanda le nom de son amoureux, et où il était. «Je n'en ai point, dit-elle; je croyais que la ville fournissait de tout.» Les officiers municipaux allèrent lui choisir un mari.
Nous avons dit quel était l'intérieur du palais de Versailles dans les années qui précédèrent la révolution. Les princes et les princesses du sang n'y faisaient que de rares apparitions; ils avaient des goûts différents, des habitudes différentes.
«Des trois branches de la maison de Bourbon, disait un jour le vieux maréchal de Richelieu, chacune a un goût dominant et prononcé: l'aînée aime la chasse, les d'Orléans aiment les tableaux, les Condé aiment la guerre. – Et le roi Louis XVI, lui demanda-t-on, qu'aime-t-il? – Ah! c'est différent, il aime le peuple.»
Les princes du sang ne se montraient donc à la cour que dans les jours marqués par l'étiquette. J'en excepte, on le comprend, la princesse de Lamballe, que ses fonctions de surintendante de la maison de la Reine y retenaient, aussi bien que son affection. Les princes du sang, que les querelles du Parlement avaient jetés dans l'opposition, oubliaient que tout leur éclat n'était qu'un reflet du trône, et trouvaient commode de joindre aux priviléges que leur conférait leur naissance les avantages de la popularité que leur attirait la prétendue indépendance de leur opinion. Le temps venait où cette grande maison de Bourbon allait s'affaiblir et se condamner à l'impuissance en divisant ses faisceaux.
Madame Élisabeth avait senti tout ce qu'il y avait de regrettable et de dangereux dans les habitudes de la cour, aussi bien que dans les tendances qui se manifestaient au dehors. Cette action incessante de rivalité et de dénigrement, d'envie et de mensonge, effarouchait la délicatesse et la droiture de son cœur; elle se prenait à regarder le palais de Versailles comme un séjour redoutable. Étrangère à toutes les intrigues, elle n'avait de parti que celui de ses frères, et, quoique décidée à conserver en toute occasion d'amicales relations avec ses belles-sœurs, elle leur mesurait un peu son affection sur le bonheur qu'elles procuraient