La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1. Alcide de Beauchesne

La Vie de Madame Élisabeth, soeur de Louis XVI, Volume 1 - Alcide de Beauchesne


Скачать книгу
le prince qui préférait un motet de Haendel à une ariette de Philidor ne pouvait être qu'un esprit faible et un imbécile.

      La pieuse Reine de France, Marie Leckzinska, était souvent l'âme de ces petites réunions sans apparat. «Je suis persuadé, lui écrivait le roi Stanislas lors des fêtes bruyantes données à Fontainebleau, que la quantité de monde vous ennuie, et que vous voudriez estre dans votre sollitude de Versailles; mais songez donc que si le grand monde ne vous plaist pas, vous plaisez à tout l'univers.»

      La Reine ne se trouvait nulle part aussi bien que dans la société de son fils. De son côté, ce fils si cher avait pour sa mère la plus vive affection et le plus touchant respect. Il était sa joie dans le commerce habituel de la vie, son conseil dans quelques affaires, sa consolation dans tous ses soucis: elle ne manquait aucune occasion de le dire elle-même. Elle avait l'habitude de se faire lire chaque matin l'histoire du saint du jour. Le 11 juin, comme elle écoutait la lecture de la vie de saint Barnabé, le Dauphin entra chez elle. – «Bon! dit la Reine, voilà mon Barnabé! – Et pourquoi donc, maman, me baptisez-vous de ce nom? – C'est que Barnabé, reprend la Reine, signifie enfant de consolation. – Alors, que Barnabé soit mon nom, continua le prince, il m'est doux de le prendre avec ses charges.»

      À vingt et un ans, le Dauphin fut admis au conseil des dépêches, et à vingt-huit, dans les autres sections du conseil d'État.

      Jeune encore, il y fit admirer une haute instruction. Quoique la position qui lui était faite dans une cour dépravée, et sous la dépendance directe de son père, fût extrêmement délicate et difficile, et ne lui permît guère de montrer ni les rares qualités dont il était doué, ni les talents réels qu'il avait acquis, néanmoins la fermeté de ses principes, son exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs, l'étendue de ses connaissances théoriques dans l'art du gouvernement, et par-dessus tout la simplicité de ses mœurs antiques, formaient avec tout ce qui l'environnait un contraste accueilli comme une espérance par la masse des Français, qui sentaient le besoin d'un règne réparateur.

      Mais quelque succès que pussent attirer au Dauphin l'élévation de ses vues dans une assemblée politique, ou les grâces de son esprit dans la société des gens du monde, il craignait de se produire; il aimait la simplicité dans l'habillement et dans les manières; il préférait à tout la vie de famille; il passait une partie de la journée dans le cabinet de la Dauphine, lisant et écrivant, tandis que de son côté elle s'occupait à sa musique ou à quelque ouvrage de broderie. Les sentiments de confiance et d'affection qui régnaient dans cet harmonieux intérieur du rez-de-chaussée de Versailles faisaient l'étonnement des personnes qui habitaient les autres appartements du château, en même temps qu'ils avaient la valeur d'une critique. Cette intimité conjugale ne craignait pas de se montrer au dehors, et il n'était pas rare de voir le Dauphin se promener avec la Dauphine en lui donnant le bras, sur la terrasse et dans les allées du jardin de Versailles. Tous deux se plaisaient dans cette résidence, berceau de tous leurs enfants, et c'était plus par devoir que par goût qu'ils accompagnaient le Roi et la Reine à Compiègne et à Fontainebleau, où grand nombre d'invités se rendaient aux fêtes de l'été et aux chasses de l'automne.

      Ce seul mot de chasse d'ailleurs ravivait dans le cœur du prince le souvenir d'un malheur qui fut un des tourments de sa vie. Le 16 août 1755, pendant que la cour se trouvait à Compiègne, il chassait au tiré avec quelques officiers de sa maison dans la plaine de Villepreux, à deux lieues de Versailles. À la fin de cet exercice, il voulut décharger son fusil sur une compagnie de perdrix que les rabatteurs venaient de faire lever: le coup porta dans l'épaule de son écuyer, M. de Chambors, qu'une haie intermédiaire dérobait à son regard. Le cri de douleur qui répondit à ce coup annonçait qu'un homme était blessé. Le prince jette son arme et accourt vers l'endroit d'où part ce cri: il voit un homme se roulant dans la poussière, il reconnaît M. de Chambors, il le presse, il l'embrasse, il le conjure en pleurant de lui pardonner. «Ce ne sera rien, Monseigneur», murmura M. de Chambors pour rassurer le prince; mais celui-ci plein d'inquiétude avait déjà mandé sa voiture: il fit immédiatement conduire son écuyer à Versailles et appeler près de lui les chirurgiens les plus renommés. Le Dauphin, en veste de chasse, la tête nue, les cheveux en désordre, paraissait plus souffrant et plus défait que le blessé lui-même. Pour l'arracher à son accablement, quelques personnes de la cour essayèrent de dire à leur tour: «Monseigneur, ce ne sera rien; la blessure n'est pas mortelle.» Mais ces mots, inspirés d'abord par le dévouement, n'étaient répétés que par la complaisance: le prince le comprit. «Eh quoi! s'écria-t-il, faudra-t-il donc que j'aie tué un homme pour être dans la douleur!» Le Dauphin ne s'occupa que du blessé, et bien que sa vue seule, comme il le disait lui-même, lui perçât le cœur, il allait chaque jour voir son malheureux écuyer, s'assurer si tous les soins lui étaient prodigués. Sa mort le jeta dans le désespoir. «Ô mon Dieu! s'écria-t-il, il est donc vrai que j'ai tué un homme!» Et comme on lui représentait qu'il n'était que la cause innocente de ce malheur: «Vous direz ce que vous voudrez, répondait-il, mais ce pauvre Chambors est toujours mort, et mort d'un coup parti de ma main: non, je ne me le pardonnerai jamais.» Dès ce moment il renonça sans retour à la chasse, quoique ce genre d'exercice fût nécessaire à sa santé. Longtemps après, il disait encore: «J'ai toujours devant les yeux le corps sanglant de ce malheureux Chambors.» Il combla de bienfaits sa veuve et ses enfants, et les recommanda au Roi dans son testament15.

      Plus que jamais recueilli en lui-même, il s'étonna de se trouver si insuffisant en présence du fardeau de la couronne; il s'effraya des lacunes qu'avaient laissées dans son instruction la faiblesse de l'enfance, la dissipation de la jeunesse; il résolut de refaire ses études, de les reprendre en sous-œuvre, selon les paroles qu'il adressa à l'évêque de Senlis. Il demanda particulièrement à l'histoire ces graves leçons qui lui apprenaient à connaître les hommes et le préparaient à les gouverner. «L'histoire, disait-il un jour à l'abbé de Marbeuf, est la ressource des peuples contre les erreurs des princes. Elle donne aux enfants les leçons qu'elle n'osait faire aux pères: elle craint moins un roi dans le tombeau qu'un paysan dans sa chaumière.» Aussi appliquait-il souvent à la position dans laquelle il devait se trouver un jour les enseignements qu'il puisait dans ses lectures. Au nombre de ses maximes, nous devons citer celle-ci: «Il faut qu'un Dauphin paraisse inutile et qu'un Roi s'efforce d'être un homme universel.»

      Il apportait dans le choix de ses amis le même discernement que dans le choix de ses études: il avait un tendre attachement pour M. le comte du Muy, un des hommes les plus vertueux de cette époque. Un jour, ayant trouvé sous sa main le livre d'heures de ce brave homme, il y écrivit cette prière: «Mon Dieu, protégez votre serviteur du Muy, afin que si vous m'obligez jamais à porter le pesant fardeau de la couronne, il puisse me soutenir par sa vertu, ses leçons et ses exemples.»

      Le même sentiment d'estime l'entraînait vers Mgr d'Orléans de la Motte, évêque d'Amiens, et lui rendait agréable le séjour de Compiègne, où il avait l'occasion de le rencontrer.

      C'était un des rares évêques, dans ce temps, qui devaient leur élévation à la réputation de leurs vertus et à leurs travaux apostoliques. Témoin de la peste de Marseille, il avait pris de Mgr de Belzunce l'exemple qu'il eût lui-même dignement donné plus tard. Il n'était jamais venu à Paris et n'avait jamais paru à la cour, quand il fut nommé évêque d'Amiens en 1733. – Arrivé dans cette ville, il signala son début dans la carrière épiscopale par une visite générale de son diocèse, examinant avec attention les abus à réformer comme les améliorations à introduire dans chaque paroisse, causant avec les paysans et interrogeant aussi les enfants; il pourvut à l'instruction de ceux-ci, en favorisant l'établissement des missions. Il retrancha une grande partie de son bien-être personnel, afin de l'employer au soulagement des indigents. Ennemi du faste et de la représentation, il fit dans la sphère de l'Église ce que, quelques années plus tard, Turgot essaya dans la sphère de l'État. Son esprit était aussi aimable que sa raison était solide, et les jeunes philosophes étaient disposés à lui pardonner sa foi vive en écoutant sa conversation enjouée.

      Tous les ans, dès que la famille royale était installée au château de Compiègne, la Reine y conviait l'évêque d'Amiens; mais le prélat essayait quelquefois


Скачать книгу

<p>15</p>

Voir à la fin du volume les lettres du Dauphin et de la Dauphine adressées à madame de Chambors, no I.