Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6. George Gordon Byron
nous n'oublions rien; éternels, le passé nous est présent aussi bien que l'avenir. Tu as ta réponse.
Vous moquez-vous? – Le pouvoir qui vous a fait descendre ici vous livre à moi. Esclaves, ne vous jouez pas de mes volontés! Le souffle, l'esprit, l'étincelle de Prométhée, cette lumière de mon être a l'éclat, la pénétration et la vivacité des vôtres; et quoique enfermée dans l'argile, elle ne vous le cédera en rien. Répondez! ou vous connaîtrez qui je suis.
Ce que nous avons dit, nous le répétons: tes propres paroles renferment elles-mêmes notre réponse.
Qu'est-ce à dire?
Oui, si, comme tu l'assures, ton essence est semblable à la nôtre; nous avons satisfait ta curiosité en déclarant ici que nous n'avons rien à démêler avec ce que, vous autres mortels, appelez la mort.
Ainsi, vainement je vous aurai conjurés: vous êtes impuissans à me secourir, ou vous vous refusez à le faire!
Parle; nous mettons à tes pieds tout ce que nous possédons: tout est à toi. Songes-y bien avant de nous renvoyer. Demande encore: – royaume, puissance, force, prolongation de tes jours.
Maudits! qu'ai-je à faire de nouveaux jours? Les miens ont été trop longs déjà: – hors d'ici! – fuyez!
Un instant encore; nous ne voudrions pas te quitter sans t'avoir été utiles. Cherche; – n'est-il donc pas quelque don qui pourrait avoir du prix à tes yeux?
Aucun; – cependant, encore un moment. – Avant de nous séparer, je voudrais vous contempler face à face. J'entends vos voix, dont les accens mélancoliques et doux semblent une musique sur les ondes. Je vois la clarté fixe d'une large et brillante étoile; mais rien de plus. Montrez-vous à moi, l'un de vous, ou tous ensemble, tels que vous êtes, et dans la forme que vous avez coutume de revêtir.
Notre forme est celle des élémens dont nous sommes l'ame et le principe; mais désigne celle qui te plaira le plus, et sur-le-champ elle se découvrira à tes regards.
Choisissez vous-mêmes, car, pour moi, il n'y a rien de beau ni de hideux sur la terre. Que le plus habile de vous prenne la figure qui lui conviendra le mieux. – Allons!
Regarde!
Dieu! est-ce bien toi? N'est-ce pas un songe insensé ou une cruelle tromperie? Je puis donc encore goûter le bonheur, te presser dans mes bras! – Nous pourrons encore… (La figure disparaît.) Mon cœur est brisé! (Manfred tombe sans connaissance.)
Lorsque la lune argente les vagues, que le ver luisant brille dans l'herbe, que le feu follet s'agite autour des tombeaux et la flamme sur les marécages; lorsque les étoiles sillonnent le ciel de leurs traînées lumineuses, que les hiboux gémissent en se répondant, que les feuilles des arbres de la colline demeurent silencieuses et immobiles, mon ame pèse sur la tienne de tout son poids, armée d'un signe et d'un pouvoir redoutable.
Si profond que soit ton sommeil, encore ton esprit, ne reposera-t-il point. Il est des ombres qui ne pourront s'évanouir, des pensées qui t'assailliront sans relâche. Une puissance inconnue te défend d'être jamais seul. Condamné à demeurer éternellement enfermé dans un charme qui t'enveloppe comme un linceul, qui t'entoure comme un nuage, tu ne me verras pas marcher à tes côtés et tu me sentiras; tes yeux croiront m'apercevoir comme une chose qui, bien qu'invisible, doit être près de toi, et s'y trouvait l'instant d'auparavant. Alors, dans cette secrète horreur, tu promèneras tes regards autour de toi, me cherchant dans ton ombre, et, surpris de ne m'y point découvrir, tu reconnaîtras la puissance que tu dois cacher. Les chants et les paroles magiques ont imprimé sur ton front un baptême de malédiction; l'esprit de l'air t'a enlacé de ses lacs; du souffle des vents sort une voix qui ferme ton cœur à la joie; la nuit n'a plus pour toi ni repos ni silence, et le jour ne te montre son éclatant soleil que pour te faire désirer qu'il s'éclipse aussitôt.
De tes larmes trompeuses j'ai distillé un poison capable de donner la mort; j'ai extrait de ton cœur le plus noir de ton sang; j'ai arraché à ton sourire le serpent qui s'y dressait comme du milieu de la fougère; j'ai enlevé à tes lèvres le charme qui rendait leurs blessures mortelles, et tous ces poisons ont été essayés avec les poisons les plus connus, et j'ai trouvé que les tiens étaient les plus dangereux. Entends-tu! par ton cœur glacé et ton sourire de serpent, par les impénétrables abîmes de tes ruses, par ces regards menteurs et l'hypocrisie d'une ame inaccessible, par l'habileté de cet art qui voile la méchanceté de ton cœur, par la joie que tu puises dans les maux des autres hommes, par ta fraternité avec Caïn, entends, je te condamne à trouver ton enfer en toi-même.
Voilà que je brise sur ta tête le vase d'où vont découler les tourmens. Plus de repos, ni dans le sommeil, ni dans la mort. La mort, tu la verras sans cesse sous tes pas, tu l'appelleras, et ce sera pour la redouter aussitôt. Vois! le charme agit: déjà une chaîne t'enveloppe de ses anneaux silencieux. Ma parole a pénétré dans ta tête et dans ton cœur qu'elle a flétris en les touchant!
SCÈNE II
Les esprits que j'avais soulevés m'abandonnent; – mes enchantemens, fruit de longues et patientes études, me trompent, – et le remède qui devait me soulager s'est changé, pour moi, en un poison cuisant. Loin de moi tout secours surhumain; la puissance sur le passé m'a été refusée; et pour l'avenir, tant que le même passé n'aura pas été enseveli dans les ténèbres, il est hors de mes recherches. O terre! ô ma mère! et toi, douce fraîcheur du matin! vous, montagnes! pourquoi vous montrez-vous si belles? il m'est interdit de vous aimer. Soleil! œil brillant de la nature, qui répands tes rayons sur tous les corps, qui les pénètres de joie, – tu ne resplendis plus sur mon cœur. Vous, rochers! à la pointe desquels je m'arrête, contemplant, à une infinie distance, les pins gigantesques qui bordent le torrent, et qui ne me paraissent, d'ici, que de chétifs arbrisseaux, lorsqu'un saut, un pas, le plus léger mouvement, un souffle même, précipiterait mon corps sur ce lit de pierres, lit d'un éternel repos, – d'où vient que je balance? je sens l'impulsion-et je ne m'y abandonne pas; je contemple le péril, sans vouloir m'en arracher. Ma tête chancelle-et mon pied est ferme. Il y a en moi un pouvoir qui me retient et me condamne à l'affreuse fatalité de vivre, – si c'est vivre, que porter en soi l'aride et déserte solitude de son esprit, d'être soi-même le sépulcre de son ame. Déjà j'ai cessé de justifier mes actions à mes propres yeux, et ceci est le dernier symptôme du mal. – Oui, ministre ailé, qui franchis les nues (un aigle passe dans les airs), dont le vol hardi s'élève dans les cieux; oui, tu peux fondre sur moi, et m'enlever dans tes serres; – je deviendrai ta proie, et de ma chair tu nourriras tes aiglons. Mais tu disparais dans ces régions où mon œil ne saurait le suivre, tandis que tes regards perçans découvrent tout ce qui t'entoure dans les airs ou sur la terre. – Quelle beauté ravissante! Qu'il est beau ce monde visible! qu'il est glorieux en lui-même et dans l'action qui l'a produit! Mais nous, qui nous proclamons ses maîtres! nous, moitié poussière, moitié dieux, inhabiles à pénétrer plus profondément sous notre terre, ou à planer dans les cieux, nous voyons les élémens de notre double essence dans une lutte perpétuelle, nous respirons le souffle de l'orgueil et de la bassesse; en proie, tour à tour, à nos vils besoins et à nos superbes désirs, jusqu'à ce que notre nature mortelle prenant le dessus, l'homme devienne-ce qu'il craint de s'avouer à lui-même, ce qu'ils tremblent de s'apprendre les uns aux autres. Silence! (On entend au loin la flûte d'un berger.) J'entends les sons simples et sans art de la flûte des montagnes. Ce qu'on raconte de la vie des patriarches n'est point ici une vaine fable pastorale; le chalumeau marie ses modulations inégales au bruit des clochettes du troupeau bondissant. Mon ame voudrait s'enivrer de ces échos. – Oh! que ne suis-je l'invisible esprit d'une douce mélodie,