Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6. George Gordon Byron
ce sentier: ses pieds agiles l'ont dérobé à ma poursuite. A peine si ma chasse d'aujourd'hui me dédommagera de ces courses où j'ai failli me rompre le cou. – Quel est cet homme? Il n'est pas des nôtres, et pourtant le voilà perché à une hauteur où n'est jamais parvenu aucun de nos montagnards, et que nos meilleurs chasseurs pourraient seuls atteindre. Autant que je le puis voir d'ici, ses habits sont riches, son aspect mâle, et ses regards fiers comme le regard d'un paysan libre: – Approchons-nous plus près.
Vivre ainsi! – blanchir sous les angoisses, comme ces pins dépouillés, ruines d'un seul hiver, sans écorce, sans branches, tronc pourri sur une racine maudite, qui ne le soutient que pour présenter une image de mort; vivre ainsi, toujours ainsi, et se rappeler d'autres journées! Maintenant, mon front est sillonné de rides qu'y ont gravées, non les ans, mais des instans, des heures. – Ces heures de tortures où j'ai survécu à moi-même! – Cimes glacées, avalanches qu'un souffle fait rouler du haut des montagnes, détachez-vous, écrasez-moi! Souvent j'ai contemplé vos effroyables chutes; mais vous passiez à mes côtés, pour aller engloutir des êtres qui ne demandaient qu'à vivre; vos ravages s'exercent sur les jeunes et verdoyantes forêts, sur la cabane ou le hameau de l'innocent villageois.
Les brouillards commencent à s'élever du fond de la vallée: si je ne l'engage à descendre, il pourra bien perdre en même tems son chemin et la vie.
Les brouillards montent et paraissent suspendus aux glaciers; les nuages roulent sous mes pieds, blancs et sulfureux, semblables à l'écume qui jaillit des lacs de l'enfer, dont chaque vague vient se briser sur un rivage où les damnés sont amoncelés comme des pierres. – La tête me tourne.
Il faut s'approcher de lui doucement; ma vue inattendue le ferait sauter. On dirait déjà qu'il chancelle.
Des montagnes se sont écroulées, déchirant les nues, et de leur choc ont ébranlé les monts où elles étaient adossées; elles ont rempli les vertes vallées de leurs débris, interrompu brusquement le cours des rivières, dont les eaux s'élançaient en humides tourbillons, et forcé les sources qui les alimentaient à se creuser un nouveau canal. – Ainsi, ainsi s'abîma le vieux mont Rosenberg. – Que ne me suis-je, alors, trouvé sous ses ruines!
Camarade! prenez garde à vous! un pas de plus et vous êtes perdu. Pour l'amour de celui qui vous a créé, éloignez-vous du bord de l'abîme.
Sépulture digne de moi! sous sa masse énorme mes os eussent reposé en paix, au lieu de rester épars sur les rochers, roulés çà et là par le vent-comme bientôt-bientôt dans leur chute. – Adieu, cieux entr'ouverts! ne me regardez pas d'un œil de réprobation, – ce n'est point pour moi que vous devriez vous ouvrir. – Et toi, terre, reprends tes atômes!
Holà! insensé! – Si tu es fatigué de la vie, ne souille pas nos honnêtes vallées de ton sang coupable. – Viens ici, – tu ne me quitteras pas.
Mon cœur se soulève: – ne me serre pas ainsi. – Je n'ai plus la moindre force; – les montagnes tournent autour de moi; – mes yeux se ferment. – Qui es-tu?
Tu le sauras plus tard. – Sortons d'ici. – Les nuages se chargent et deviennent plus épais. – Par ici. – Maintenant, appuie-toi sur moi, – mets ton pied là, – là, prends ce bâton, et accroche-toi un instant à cette branche que tu vois. – Maintenant, donne-moi la main et ne quitte pas ma ceinture, – doucement, – bien. -
Avant une heure, nous serons arrivés au chalet. – Avance: nous trouverons bientôt un sentier plus sûr, quelque chose comme un sentier, creusé depuis l'hiver dernier par le torrent. – A merveille! c'est bravement marcher; tu aurais pu être un de nos chasseurs. – Suis-moi.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
Non, non, – reste encore, – tu n'es pas en état de partir de quelques heures au moins. Ton esprit et ton corps se refusent un secours réciproque. Quand tu te trouveras mieux, je te conduirai. – Mais où allons-nous?
Il n'importe: je connais parfaitement ma route, et n'ai désormais plus besoin de guide.
Tes habits, ta démarche annoncent un homme de haut lignage; sans doute un de ces nombreux seigneurs dont les rochers fortifiés dominent nos humbles vallons. – Quel est le château qui te reconnaît pour maître? Pour moi, je n'en connais guère que les enceintes extérieures. Mes affaires m'y conduisent rarement; et c'est alors pour m'asseoir aux vastes foyers de vos vieilles salles, devisant avec vos vassaux. Mais les sentiers qui mènent de nos montagnes aux portes de vos châteaux, je les connais depuis mon enfance. – Dis-moi, quel est le tien?
Assez.
C'est bien, pardonne à ma curiosité. Mais, au nom du ciel, montre-toi de meilleure compagnie. Tiens, goûte mon vin: il est vieux, et plus d'une fois il m'a réchauffé le sang dans nos glaciers; il pourra aussi réchauffer le tien. – Allons, fais-moi raison.
Loin de moi! loin de moi! il y a du sang sur les bords! ne le verrai-je jamais disparaître?.. la terre ne boira-t-elle jamais ce sang?
A qui en as-tu? tu es hors de sens.
Du sang, te dis-je, – mon propre sang! la pure source qui coula dans les veines de mes pères et dans les miennes, alors que nous étions jeunes, que nous avions un cœur, que nous nous aimions comme jamais nous n'eussions dû nous aimer, et ce sang fut versé! mais il s'élève de la terre et va teindre les nuages qui me ferment l'accès des cieux, des cieux où tu n'es pas, – dont je suis éternellement repoussé.
Homme aux étranges paroles! quel crime, t'égarant l'esprit, te poursuit ainsi de vains fantômes? Mais si grandes que soient tes craintes et les souffrances que tu endures, sache qu'il est pour toi un recours puissant, – les consolations de l'église et la patience, ce don du ciel. -
La patience, toujours la patience! Laisse-moi: – ce mot a été inventé pour les bêtes de somme et non pour les oiseaux de proie. Répète-le aux créatures faites de ta même poussière; pour moi, je suis d'un autre ordre.
Le ciel en soit loué! je ne changerais pas avec toi, m'offrît-on l'impérissable gloire de notre Guillaume Tell. Mais quelque violent que soit ton mal, il faut le supporter, et toutes tes plaintes ne te seront d'aucun secours.
Ne le supporté-je pas? – Regarde-moi, – je vis.
Ta vie est une convulsion, et non la vie d'un homme en santé.
Je te le dis, homme! j'ai vécu beaucoup d'années, beaucoup de longues années qui ne sont rien comparées à celles qui me restent encore; à des siècles-des siècles-l'espace et l'éternité-la conscience de l'existence et une soif brûlante de la mort, soif que rien n'apaisera.
Pourtant, à peine si ton front annonce l'âge mûr. Je serais de beaucoup ton aîné.
Penses-tu donc que l'existence dépende du tems? sans doute elle en dépend, mais nos actions en sont les époques. Les miennes ont rendu