Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6. George Gordon Byron
séjourne, rien, si ce n'est les cadavres, les débris du naufrage, les roches et les algues amères.
Hélas! il est fou-encore ne puis-je l'abandonner à lui-même.
Plût au ciel que je le fusse! les visions qui viennent m'assaillir ne seraient alors qu'un rêve désordonné.
Que vois-tu ou que penses-tu voir?
Moi et toi, – toi, paysan des Alpes, – tes humbles vertus, ton toit hospitalier, ton esprit patient, ton ame pieuse, libre et fière; ton respect pour toi-même, fondé sur des pensées d'innocence; tes jours de santé et tes nuits de sommeil; tes travaux ennoblis par le danger et que ne suit aucun remords; ton espérance d'une vieillesse tranquille, la paix du tombeau; une croix et une guirlande de fleurs qui s'élèveront sur l'herbe sous laquelle tu reposeras, et pour épitaphe l'amour et le souvenir de tes petits-enfans: – c'est-là ce que je vois-et si ensuite je reporte mes regards sur moi-mais il suffit-déjà mon ame était brûlée!
Et changerais-tu ton sort avec le mien?
Non, mon ami, je ne voudrais pas te faire un aussi funeste présent; je ne voudrais infliger ma destinée à aucun être vivant: moi seul je puis la supporter-si affreuse qu'elle soit-moi, vivant, je puis soutenir ce qu'aucun homme ne serait capable de supposer, même en rêve, sans en mourir d'effroi.
Quoi, si pitoyable pour les maux de tes semblables, et le crime aurait noirci ton cœur! Ne parle pas de la sorte. Je ne croirai jamais qu'un homme qui nourrit des sentimens aussi généreux, ait pu assouvir sa vengeance dans le sang de ses ennemis.
Oh! non, non, non! les maux que j'ai causés n'ont atteint que ceux qui m'avaient aimé, ceux que j'ai le plus aimés. Je n'ai jamais écrasé un ennemi, que dans une juste et légitime défense. – Ce sont mes embrassemens qui ont été funestes.
Que le ciel te fasse paix! Soulage ton ame par la pénitence; je dirai des prières pour toi.
Elles seront inutiles. Toutefois, je te sais gré de ta commisération. Je m'en vais-il est tems, – adieu! – Tiens, prends cet or et mes remerciemens-n'ajoute rien-c'est un juste salaire-ne me suis pas… je connais le chemin, et je suis hors des pas dangereux de la montagne. – Encore une fois, reste ici; je te l'ordonne. (Manfred sort.)
SCÈNE II
Il n'est pas encore midi-les rayons de l'arc-en-ciel1 se courbent en arceaux sur le torrent qu'ils colorent de tous les feux du ciel; la colonne d'eau, tombant perpendiculairement du haut des rochers, se déroule comme une nappe d'argent et jette çà et là ses traînées d'écume bouillonnante. On dirait, agitant sa longue queue, le coursier dont il est parlé dans l'Apocalypse, ce pâle et gigantesque coursier, monté par la mort. Mes yeux seuls, en ce moment, contemplent ce tableau ravissant. Seul dans cette douce solitude, je partage avec l'esprit de la vallée l'hommage que lui rendent ses eaux. – Évoquons-le.
Esprit ravissant! avec ta chevelure de lumière, tes yeux brillans de gloire, avec ces formes que revêtissent les filles de la terre, lorsque, dépouillant leurs charmes terrestres, elles s'élèvent à des formes surhumaines, à l'essence des purs élémens. Les couleurs de la jeunesse-vermeilles comme les joues d'un enfant endormi, bercé sur le sein palpitant de sa mère-vermeilles comme les teintes d'une rose que les derniers feux du jour déposent sur la neige vierge des hauts glaciers, comme si la terre rougissait des embrassemens du ciel; – ces couleurs teignent ton céleste aspect et éclipsent l'éclat de l'arc-en-ciel qui couronne ton front. Esprit ravissant! à travers la sérénité de tes traits où se montre le calme d'une ame qui proclame elle-même son immortalité, je lis que tu pardonneras à un fils de la terre, que daignent parfois visiter les génies mystérieux, que tu lui pardonneras d'avoir osé t'évoquer-t'appeler à lui, et d'arrêter sur toi ses regards.
Enfant de la terre! je te connais et je connais les pouvoirs qui sont à tes mains. Je te connais pour un homme aux pensées profondes, aux actions mauvaises ou bonnes, extrême dans le bien comme dans le mal, voué aux angoisses par ton astre fatal. J'attendais que tu m'appellasses à toi. – Que demandes-tu?
Admirer ta beauté-et rien au-delà. La vue de la terre avait troublé mon esprit: j'allai me réfugier dans ses mystères et je pénétrai jusqu'aux retraites cachées de ceux qui la gouvernent; mais hélas! aucun n'a pu exaucer mes vœux. Je leur demandais ce qu'il était au-dessus de leur puissance de m'accorder: aujourd'hui j'ai cessé de les importuner.
Quelle est donc cette demande qui est au-dessus de la puissance des êtres les plus puissans de ceux qui dirigent le monde invisible?
Une prière. – Mais pourquoi la ferais-je de nouveau? ne sera-ce pas en vain?
Je ne sais, parle toujours.
Eh bien! je parlerai. Qu'importe une torture de plus! tu vas connaître mes souffrances. Dès ma plus tendre jeunesse, mon esprit ne sympathisait point avec les ames de mes semblables et je ne contemplais point la terre avec les yeux des hommes. Leur ambition n'était pas la mienne: le but de leur existence n'était non plus le mien. Mes joies, mes peines, mes passions, mon esprit, tout me rendit étranger à eux. Bien que revêtu de la même forme, je ne me sentis pas attiré vers la chair respirante, et refusai de me mêler à toutes les créatures d'argile qui m'entouraient, toutes, – non, il était une parmi elles, – mais attendons.
J'ai dit que je n'avais aucun rapport avec les hommes, aucun avec les humaines pensées. Loin de là; mes joies étaient la solitude, respirer l'air léger des montagnes couvertes de glace, gravir les cimes où les oiseaux n'osent bâtir leur nid, où l'aile des insectes eux-mêmes n'a jamais effleuré un granit dépouillé de verdure; c'était de me plonger dans le torrent, de m'abandonner au tourbillon formé par le brisement des vagues dans les rivières, ou aux flots de l'océan, essayant ainsi mes jeunes forces. J'aimais, durant la nuit, suivre la marche de la lune, les étoiles et leur riche développement, fixer mes yeux sur les feux de la foudre jusqu'à ce qu'ils en fussent éblouis, ou contempler la chute des feuilles pendant les soirées d'automne, alors que les vents font entendre leurs gémissemens. Tels étaient mes passe-tems-toujours seul; et si un de ces êtres, au nombre desquels j'avais honte de me compter, venait à se rencontrer sur mon chemin, je me sentais aussitôt dégradé et ne me retrouvais plus qu'une misérable créature d'argile. Dans mes courses solitaires, je descendis aux caveaux de la mort, espérant surprendre la cause dans son effet; j'arrachai à ces ossemens blanchis, à ces crânes, à ces cendres amoncelées, les raisonnemens les plus réprouvés. C'est alors que durant de longues années, je passai les nuits dans l'étude des sciences qui ne s'enseignent plus et qui ne furent enseignées qu'au tems jadis. Le tems, le travail, des épreuves terribles et cette soumission non moins terrible qui nous donne tout pouvoir sur l'air et sur les esprits qui peuplent l'air, la terre, l'espace et le monde infini, rendirent mes yeux familiers avec l'éternité, comme avaient fait, avant moi, les mages, comme avait fait celui qui, à Gadara, évoqua de leurs retraites humides Eros et Anteros2, ainsi qu'aujourd'hui, je t'appelle à moi; la soif de la science s'accrut avec la science, aussi bien que la puissance et l'ivresse de l'intelligence la plus éclatante; jusqu'à ce que…
Poursuis.
Hélas! je me perds en d'inutiles paroles, me complaisant à rappeler ces vains attributs, plus j'approche du moment où il me faut découvrir la plaie profonde de mon cœur. – Mais plus de détour. Je ne t'ai nommé ni père, ni mère,
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