Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie. Froissart Jean

Chroniques de J. Froissart, Tome Premier, 1re partie - Froissart Jean


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à Valenciennes en 1472. On lit également entre les jambages de la première lettrine du ms. de Valenciennes la signature autographe d'un Croy; il y a lieu de supposer par conséquent que l'exemplaire avait appartenu à ce seigneur avant de faire partie de la bibliothèque de la ville où est né Froissart. On voit que les deux manuscrits d'Amiens et de Valenciennes ont la même origine. D'un autre côté, la seconde rédaction, certainement postérieure à 1376, a dû être composée, comme nous le verrons tout à l'heure, à l'instigation et sous les auspices de Gui de Châtillon, II du nom, comte de Blois, seigneur de Chimay et de Beaumont, ses deux résidences de prédilection. Or, les châteaux de Chimay et de Beaumont passèrent plus tard aux Croy: il n'est donc pas étonnant que les deux exemplaires, qui nous restent de la seconde rédaction, portent le nom et les armes de cette illustre famille. N'y a-t-il pas entre tous ces faits une liaison et une harmonie frappantes?

      Au point de vue de la langue, on remarque d'ailleurs une ressemblance notable entre les deux exemplaires qui nous restent de la seconde rédaction. La notation wallonne de l'article féminin: le pour la est commune aux manuscrits d'Amiens et de Valenciennes; elle est toutefois plus usitée dans le premier que dans le second. Un autre trait caractéristique de l'orthographe wallonne, qui consiste à remplacer par un double w, le b, le v ou l'u étymologique de certains mots, par exemple dans ewist, dewist, pewist60 et même à ajouter parfois entre deux voyelles un double w parasite, ce trait apparaît seulement dans le manuscrit d'Amiens. En revanche, tous les exemples de leur employé adverbialement pour là où, relevés jusqu'à ce jour par l'éditeur, appartiennent à l'abrégé de Valenciennes61.

      Malgré de nombreuses exceptions dues à l'influence, à la prépondérance croissantes du dialecte français, l'emploi du ch à la place du ç doux français et du c dur au lieu du ch français, commun à l'origine aux dialectes picard, wallon et même normand, est encore assez général dans les manuscrits d'Amiens et de Valenciennes avec cette différence que le changement du ç doux en ch est beaucoup plus fréquent dans le premier de ces manuscrits, et l'usage du c dur plus marqué et plus étendu dans le second. Ainsi, on lit d'ordinaire: chité62, pourveanche63 dans le ms. d'Amiens et: cité64, pourveance65 dans le ms. de Valenciennes; en retour, le ms. de Valenciennes écrit: wiquet66 et cloque67 là où l'on trouve dans le ms. d'Amiens: guichet68, cloce69 ou cloche70. Le ms. d'Amiens substitue même parfois un ch au c dur picard comme dans: pourchachier71 ou au c dur français, par exemple, dans: chouchièrent72; mais ce sont là des exceptions, ainsi que le prouvent d'autres passages où les mots cités figurent sous la forme ordinaire, et ces exceptions doivent sans doute être mises sur le compte de l'allitération73.

      La seconde rédaction présente deux particularités par où elle se rapproche tour à tour des deux branches de celle qui l'a précédée: ainsi les onze paragraphes du commencement du premier livre jusqu'au départ d'Isabelle pour l'Angleterre en 1326 sont semblables dans les manuscrits d'Amiens et de Valenciennes et dans ceux de la première rédaction proprement dite, tandis que de 1372 à 1377 le texte plus ample qui caractérise les exemplaires de la première rédaction revisée est reproduit dans le ms. d'Amiens. Cette dernière ressemblance est importante au plus haut point et mérite une attention spéciale: elle tend à prouver tout à la fois, pour le dire en passant, que la première rédaction revisée et la seconde rédaction sont l'une et l'autre postérieures à la première rédaction proprement dite.

      Pour toute la partie du premier livre, comprise entre le retour d'Isabelle en Angleterre en 1326 et la reddition de la Rochelle en 1372, les première et seconde rédactions offrent encore çà et là des parties communes; on peut dire néanmoins qu'entre ces deux dates la seconde rédaction est profondément distincte de la première dans le fond aussi bien que dans la forme.

      On a vu dans le chapitre précédent que la première rédaction s'est formée successivement et par parties. Il ne semble pas qu'il en ait été ainsi de la seconde; du moins on ne distingue dans le ms. d'Amiens aucune trace de ces lacunes, de ces sutures si visibles dans les exemplaires de la première.

      A quelle date a été composée la seconde rédaction? La réponse à cette question a été faite plus haut74, mais il importe de reproduire ici textuellement les deux passages des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes qui ont dicté cette réponse. On lit dans le ms. d'Amiens: «Et puis fu chils enfez prinche de Gallez et très bons, hardis et entreprendans chevaliers et qui durement et fierement guerria tant qu'il vesqui; mès il mourut dès le vivant le roy son père, ensi comme vous orez en ceste histoire75.» Fo 20. Ce passage se retrouve en abrégé dans le ms. de Valenciennes: «… et fist en France et ailleurs moult de beaux fais d'armes, et mourut josne du vivant son père76.» Fo 42. Ainsi dès les premiers feuillets des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes il est fait mention de la mort du prince de Galles qui eut lieu en 1376: on est forcé d'en conclure que la seconde rédaction n'a pu être composée qu'après cette date.

      Rien n'autorise à supposer que le passage dont il s'agit est le résultat d'une interpolation; outre que cette supposition serait gratuite, un détail matériel du manuscrit d'Amiens la rend tout à fait inadmissible. Les premiers feuillets de ce ms. présentent un caractère particulier qui frappe le lecteur: la plupart des noms propres y sont laissés en blanc77 ou bien ils sont affreusement estropiés. On y lit, par exemple: «Phelippes de Valeur78» pour «Phelippes de Valois.» Ces lacunes ou ces erreurs grossières sont d'autant plus étranges qu'on les rencontre seulement dans les premiers feuillets et que le manuscrit est du reste exécuté avec beaucoup de soin. On parvient à les expliquer en supposant que le copiste avait sous les yeux un brouillon en écriture cursive plus ou moins illisible dont il n'avait pas encore l'habitude quand il a écrit ces premiers feuillets: il a deviné d'abord plutôt qu'il n'a lu les mots ordinaires; les noms propres sont les seuls que le contexte n'aide pas à déchiffrer, c'est pourquoi il les a estropiés ou laissés en blanc; puis, il s'est vite accoutumé à ce grimoire, il en a trouvé la clef, et alors les lacunes et les bévues monstrueuses ont disparu presque entièrement de sa copie. En même temps que ces lacunes attestent chez le copiste le désir de reproduire servilement et scrupuleusement le modèle, elles font supposer que ce modèle était un autographe ou du moins un original en caractères tracés à la hâte sous la dictée de Froissart, car l'écriture des manuscrits de cette époque exécutés à loisir par des scribes proprement dits est généralement plus ou moins posée et dans tous les cas très-lisible.

      Cette explication est trop naturelle pour ne s'être pas déjà présentée à l'esprit des érudits qui ont examiné le manuscrit d'Amiens. «Le manuscrit d'Amiens, dit M. Rigollot, a été copié avec beaucoup de scrupule, peut-être sur un manuscrit autographe; on remarque sur le premier feuillet que plusieurs mots sont restés en blanc, probablement parce que le copiste n'avait pu les lire sur les premières pages de l'original qui auront été plus usées que les autres79.» On ne saurait donc attribuer à une interpolation le passage qui mentionne dès les premiers feuillets des manuscrits d'Amiens et de Valenciennes la mort du Prince Noir; d'où il suit, pour le répéter encore une fois, que la seconde rédaction est dans toutes ses parties postérieure


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<p>60</p>

P. 244, dernière ligne, 264, 277, 281, 297, 308, 383, etc. Le manuscrit 6477-6479, auquel nous avons emprunté le texte du premier livre et où l'empreinte wallonne est aussi très marquée, offre parfois la même particularité. Voyez p. 19, l. 17.

<p>61</p>

«… si qu'ilz ne seurent dedens deux jours leur il estoient.» fo 9 vo. – «… liiez sur une esquielle leur tout le peuple le veoient.» fo 12 vo.

<p>62</p>

P. 253.

<p>63</p>

p. 277.

<p>64</p>

Ms. de Valenciennes, fo 12 vo.

<p>65</p>

Ibid. , fo 18 vo.

<p>66</p>

P. 446.

<p>67</p>

p. 485 et 490.

<p>68</p>

p. 445.

<p>69</p>

p. 490.

<p>70</p>

p. 485.

<p>71</p>

P. 221: «… acquerre et pourchachier amis et confortans…» Pourchachier est une forme wallonne du français actuel pourchasser.

<p>72</p>

P. 333: «… il chouchièrent grant foison d'arbres et de bois…» Chouchier est une forme vraiment étrange qui pourrait bien être l'équivalent de couchier.

<p>73</p>

En attendant le glossaire qui doit être joint à cette édition, c'est ici l'occasion de signaler aux philologues le mot kecke dans le passage suivant du ms. d'Amiens: «… chiaux de se kecke ensanglantés…» Voyez page 264. M. Kervyn a lu: sieute. Œuvres de Froissart, Chroniques, t. II, p. 123. C'est bien le sens, mais sieute n'est pas dans le manuscrit.

<p>74</p>

Voyez chap. I, § 1, p. VII à IX.

<p>75</p>

P. 349.

<p>76</p>

P. 349, en note.

<p>77</p>

Voyez nos variante, p. 211, 213, 217, etc. Les lacunes du manuscrit d'Amiens ont été comblées à l'aide du texte de Valenciennes.

<p>78</p>

P. 211, l. 14.

<p>79</p>

Mémoire sur le manuscrit de Froissart de la ville d'Amiens et en particulier sur le récit de la bataille de Crécy, par M. Rigollot, dans le t. III des Mémoires de la société des antiquaires de Picardie, p. 133, en note.