Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
Pas un meuble, pas un bibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pas un vide parmi ces meubles et ces bibelots. À droite et à gauche étaient suspendues de magnifiques tapisseries flamandes à personnages. Au fond, sur les panneaux, quatre belles toiles, dans leurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques. C’étaient les célèbres tableaux de Rubens légués au comte de Gesvres, ainsi que les tapisseries de Flandre, par son oncle maternel, le marquis de Bodadilla, grand d’Espagne. M. Filleul, le juge d’instruction, observa :
– Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout cas n’en a pas été l’objet.
– Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, mais toujours dans un sens contraire aux opinions du juge.
– Voyons, cher Monsieur, le premier soin d’un voleur eût été de déménager ces tapisseries et ces tableaux dont la renommée est universelle.
– Peut-être n’en a-t-on pas eu le loisir.
– C’est ce que nous allons savoir.
À ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du médecin. Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de l’agression dont il avait été victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puis il ouvrit la porte du boudoir.
La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le crime, sauf le docteur, offrait, à l’encontre du salon, le plus grand désordre. Deux chaises étaient renversées, une des tables démolie, et plusieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur, une boîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sang à certaines des feuilles blanches éparpillées.
Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. Jean Daval, habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé de bottines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras replié sous lui. On avait ouvert sa chemise, et l’on apercevait une large blessure qui trouait sa poitrine.
– La mort a dû être instantanée, déclara le docteur… un coup de couteau a suffi.
– C’est sans doute, dit le juge, le couteau que j’ai vu sur la cheminée du salon, près d’une casquette de cuir ?
– Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut ramassé ici même. Il provient de la panoplie du salon d’où ma nièce, Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à la casquette de chauffeur, c’est évidemment celle du meurtrier.
M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressa quelques questions au docteur, puis pria M. de Gesvres de lui faire le récit de ce qu’il avait vu et de ce qu’il savait. Voici en quels termes le comte s’exprima :
– C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal d’ailleurs, avec des éclairs de lucidité où j’avais l’impression d’entendre des pas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux, je l’aperçus au pied de mon lit, sa bougie à la main, et tout habillé comme il l’est actuellement, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Il semblait fort agité, et il me dit à voix basse : « Il y a des gens dans le salon. » En effet, je perçus du bruit. Je me levai et j’entrebâillai doucement la porte de ce boudoir. Au même instant, cette autre porte qui donne sur le grand salon était poussée, et un homme apparaissait qui bondit sur moi et m’étourdit d’un coup de poing à la tempe. Je vous raconte cela sans aucun détail, Monsieur le juge d’instruction, pour cette raison que je ne me souviens que des faits principaux et que ces faits se sont passés avec une extraordinaire rapidité.
– Et après ?
– Après, je ne sais plus… Quand je suis revenu à moi, Daval était étendu, mortellement frappé.
– À première vue, vous ne soupçonnez personne ?
– Personne.
– Vous n’avez aucun ennemi ?
– Je ne m’en connais pas.
– M. Daval n’en avait pas non plus ?
– Daval ! un ennemi ? C’était la meilleure créature qui fût. Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire, et, je puis le dire, mon confident, je n’ai jamais vu autour de lui que des sympathies et des amitiés.
– Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il faut bien un motif à tout cela.
– Le motif ? mais c’est le vol, purement et simplement.
– On vous a donc volé quelque chose ?
– Rien.
– Alors ?
– Alors, si l’on n’a rien volé et s’il ne manque rien, on a du moins emporté quelque chose.
– Quoi ?
– Je l’ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, en toute certitude, qu’elles ont vu successivement deux hommes traverser le parc, et que ces deux hommes portaient d’assez volumineux fardeaux.
– Ces demoiselles…
– Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire, car, depuis ce matin, je m’épuise en recherches et en suppositions. Mais il est aisé de les interroger.
On fit venir les deux cousines dans le grand salon. Suzanne, toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Raymonde, plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l’éclat doré de ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la part qu’elle y avait prise.
– De sorte, Mademoiselle, que votre déposition est catégorique ?
– Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parc emportaient des objets.
– Et le troisième ?
– Il est parti d’ici les mains vides.
– Sauriez-vous nous donner son signalement ?
– Il n’a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout au plus dirai-je qu’il est grand et lourd d’aspect…
– Est-ce ainsi qu’il vous est apparu, Mademoiselle ? demanda le juge à Suzanne de Gesvres.
– Oui… ou plutôt non… fit Suzanne en réfléchissant… moi, je l’ai vu de taille moyenne et mince.
M. Filleul sourit, habitué aux divergences d’opinion et de vision chez les témoins d’un même fait.
– Nous voici donc en présence d’une part d’un individu, celui du salon qui est à la fois grand et petit, gros et mince et, de l’autre, de deux individus, ceux du parc, que l’on accuse d’avoir enlevé de ce salon des objets… qui s’y trouvent encore.
M. Filleul était un juge de l’école ironiste, comme il le disait lui-même. C’était aussi un juge qui ne détestait point la galerie ni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi que l’attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaient dans le salon. Aux journalistes s’étaient joints le fermier et son fils, le jardinier et sa femme, puis le personnel du château, puis les deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de Dieppe. Il reprit :
– Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon dont a disparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil, Mademoiselle, et de cette fenêtre ?
– Oui, l’homme atteignait la pierre tombale presque enfouie sous les ronces, à gauche du cloître.
– Mais il s’est relevé ?
– À moitié seulement. Victor est aussitôt descendu pour garder la petite porte, et je l’ai suivi, laissant ici en observation notre domestique Albert.
Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut :
– Par conséquent, d’après vous, le blessé n’a pu s’enfuir par la gauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni par la droite, puisque vous l’auriez vu traverser la pelouse. Donc, logiquement,