Les aventures complètes d'Arsène Lupin. Морис Леблан
de sa compagne de voyage.
Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient se disjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent.
Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra et frotta successivement quatre allumettes sans réussir à les enflammer. Comme il n’en avait pas d’autres, il se leva et dit à un Monsieur qui se trouvait assis à quelques pas :
– Auriez-vous un peu de feu, s’il vous plaît ?
Le Monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suite une flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin.
S’il n’y avait pas eu chez l’Anglais un tout petit geste, un imperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que sa présence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci resta maître de lui, et tellement fut naturelle l’aisance avec laquelle il tendit la main à son adversaire.
– Toujours en bonne santé, Monsieur Lupin ?
– Bravo ! s’exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-même arracha un cri d’admiration.
– Bravo ?… Et pourquoi ?
– Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devant vous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans la Seine – et par orgueil, par un miracle d’orgueil que je qualifierai de tout britannique, vous n’avez pas un mouvement de stupeur, pas un mot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c’est admirable !
– Ce n’est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque, j’ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vous n’étiez pas atteint par la balle du brigadier.
– Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ?
– Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnes commandaient les deux rives sur un espace d’un kilomètre. Du moment que vous échappiez à la mort, votre capture était certaine.
– Pourtant, me voici.
– Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien ne peut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.
La paix était conclue.
Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contre Arsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’il fallait définitivement renoncer à saisir, si au cours des engagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais n’en avait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampe juive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette fois le résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue du public, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstances dans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et de proclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme, de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait en toute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendre à d’égales victoires.
Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leurs armes et qui s’estiment à leur juste valeur.
Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.
– Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion. Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’était donné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après être resté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque, j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaient mon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mes amis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canot automobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, de Ganimard et de Folenfant.
– Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !… Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ?
– Oui, quelques règlements de comptes… mais j’oubliais… M. d’Imblevalle ?
– Il sait tout.
– Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le mal est irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agir à ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bresson la lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle, et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’un auprès de l’autre. Au lieu de cela…
– Au lieu de cela, ricana Sholmès, j’ai brouillé les cartes et porté la discorde au sein d’une famille que vous protégiez.
– Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensable de toujours voler, duper et faire le mal ?
– Alors, vous faites le bien aussi ?
– Quand j’ai le temps. Et puis ça m’amuse. Je trouve extrêmement drôle que, dans l’aventure qui nous occupe, je sois le bon génie qui secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte le désespoir et les larmes.
– Les larmes ! Les larmes ! protesta l’Anglais.
– Certes ! Le ménage d’Imblevalle est démoli et Alice Demun pleure.
– Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par la découvrir… et par elle on remontait jusqu’à Mme d’Imblevalle.
– Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui la faute ?
Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d’une voix dont le timbre semblait légèrement altéré :
– Vous savez qui sont ces gentlemen ?
– J’ai cru reconnaître le commandant du bateau.
– Et l’autre ?
– J’ignore.
– C’est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe en Angleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis, votre chef de la Sûreté.
– Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour me présenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je serais heureux d’en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett.
Les deux gentlemen reparurent.
– Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? dit Sholmès en se levant.
Il avait saisi le poignet d’Arsène Lupin et le serrait d’une main de fer.
– Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt à vous suivre.
Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance. Les deux gentlemen s’éloignaient.
Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair même de Lupin.
– Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâte fiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plus vite que cela.
Mais il s’arrêta net : Alice Demun les avait suivis.
– Que faites-vous, Mademoiselle ! C’est inutile… ne venez pas !
Ce fut Lupin qui répondit :
– Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vient pas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergie semblable à celle que vous déployez à mon égard.
– Et pourquoi ?
– Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi. Son rôle dans l’histoire de la lampe juive est encore plus important que le mien. Complice d’Arsène Lupin, complice de Bresson, elle devra également raconter l’aventure de la Baronne d’Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… et vous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante intervention jusqu’à ses dernières limites, généreux Sholmès.
L’Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéra Mademoiselle.
Ils restèrent quelques