La fille des indiens rouges. H. Emile Chevalier

La fille des indiens rouges - H. Emile Chevalier


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Pline le Naturaliste raconte que le célèbre Pythoeas de Marseille, qui vivait en 338 avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, a abordé à Thulé, c'est-à-dire en Islande, puisque pendant vingt-quatre heures il a vu le soleil sur l'horizon. Et, ajouta-t-il à voix haute, en plaçant la main sur un manuscrit ouvert devant lui, voici Sénèque qui, dans sa Médée lance une prédiction dont un insensé seul oserait contester la valeur:

      ….. Venient annis Sæcula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Tiphysque novos Detegat orbes, née sit terris Ultima Thule.[1]

      [Note 1: Luc, ANN. SENEC. Trag., p. 159.]

      Cette Thulé signifie-t-elle autre chose que les régions polaires? On rapporte que, dès le IXe siècle, les Norwégiens se sont élevés jusqu'au 68° de latitude, qu'ils y ont colonisé une île placée sous le 65°, et qu'un de leurs navigateurs, Oshu, envoyé par Alfred le Grand, tenta, en 873, de traverser le pôle. Ne peut-on, par cette voie, se rendre dans le puissant et luxueux empire du Cathay, dont le livre de Marco Polo, que voilà là sur ma table, fait de si féeriques récits? Oh! trouver ce passage! le trouver! Quelle gloire! Mais je le trouverai, je le veux, et rien ne saurait ébranler ma volonté. Plutôt périr que d'abandonner mon entreprise!…

      En achevant ces mots, Guillaume s'était levé le visage rayonnant des feux du génie. Il allait monter sur le pont pour prendre le méridien, quand, soudain, une douzaine de matelots frénétiques envahirent sa cabine, fondirent sur lui et le désarmèrent avant qu'il eût pu faire un mouvement pour se défendre.

      Des accusations sauvages, des menaces plus sauvages encore lui étaient jetées à la face. Mais Dubreuil avait trop de superbe pour essayer de se justifier, ou implorer la compassion des rebelles. L'expression de «misérables!» fut la seule qui lui échappa. Aussitôt qu'il eut compris l'impossibilité de faire rentrer les mutins dans le devoir, il se retrancha dans une hautaine impassibilité.

      On le garrotta, puis on le transporta sur le tillac, on il fut attaché solidement au pied du grand mât.

      Les insurgés délibérèrent ensuite sur son sort. Les uns demandaient sa mort immédiate, d'autres se bornaient à désirer son emprisonnement dans la fosse aux lions. Pour concilier les deux partis, Louison le Borgne, qui s'était alors tout à fait rangé du côté des perturbateurs, proposa de descendre le patron avec une chaloupe à la mer, et de l'y abandonner. Cet avis réunit à l'instant tous les suffrages.

      Bientôt un canot flotte à l'arrière du Saint-Remi. On y dépose quelques morceaux de biscuit, quelques livres de lard, et on y jette le malheureux Dubreuil, après avoir tranché ses entraves.

      Alors, pour la première fois, il daigne ouvrir la bouche.

      —Donnez-moi au moins une carte marine, un compas, une boussole, dit-il.

      —Non, brigand, tu n'auras rien, répond Cabochard, en lui montrant le poing du haut de la dunette.

      Et d'un coup de hache, il largue la corde qui amarrait la chaloupe au vaisseau.

      Au même moment, Guillaume vit son second, qui, monté sur le gaillard d'arrière, avait déjà pris le commandement et ordonnait d'une voix retentissante!

      —Pare à virer!

       Table des matières

      LES SAUVAGES

      Qui,—au sein d'un rêve charmant, où la gloire et la fortune s'unissaient pour lui faire cortège,—n'a été réveillé en sursaut par le ricanement amer de la fatalité. Combien plus lourdement alors pèsent sur les épaules les afflictions qui suivent, qui assaillent le pauvre mortel dans sa pénible marche à travers la vie! combien plus vivement les pointes acérées de l'incertitude pénètrent ses chairs! combien alors aussi, quand son âme n'est pas bardée du triple airain dont parle le poète, le désespoir y a facile accès!

      En moins d'une heure, Guillaume Dubreuil avait dû tomber du pinacle des plus brillantes espérances dans un état voisin de la misère la plus complète, la plus irrémédiable. Quel homme n'aurait perdu la tête, ne se serait abandonné à l'abattement!

      Voyez-vous ce mince canot, ce fragile esquif délaissé au milieu d'un océan courroucé, dont les vagues vert-sombre ne montrent à l'oeil qu'un gouffre sans fond, et rugissent, comme des tigresses déchaînées, contre les montagnes de glaces, aux tranchantes arêtes, qu'elles bercent avec une amoureuse fureur, en les couvrant de baisers dévorants!

      La voyez-vous danser à la pointe des lames, la frêle embarcation! Ne tremblez-vous pas qu'elle soit, tout à l'heure, brisée comme verre ou engloutie dans les flots inexorables!

      Et cet homme, ce malheureux, il va périr aussi! Qui le pourrait sauver? Qui pourrait l'arracher aux fatals embrassements de l'abîme jaloux de sa proie? Car loin, loin s'en est allé le navire où naguère commandait en souverain maître cette victime des passions humaines. De son canot il ne distingue plus, hélas! que les perroquets du vaillant Saint-Remi, si ferme à la mer, si docile à la brise, si propre à captiver les tendresses d'un vrai marin.

      Encore quelques moments, elle hardi vaisseau disparaîtra tout à fait, Guillaume Dubreuil restera seul, seul avec sa pensée en face de l'immensité, de l'éternité.

      Rassurez-vous pourtant. Notre capitaine n'a pas été pétri de la même argile que le commun des hommes. Ainsi que sa charpente physique, son moral est un composé de bronze et d'acier, et le sang qui coule dans ses artères a les propriétés du vif-argent.

      Dès que l'amarre qui retenait le canot au Saint-Remi eut été coupée, Guillaume arrima rapidement ses provisions, puis il fixa dans la carlingue un petit mât oublié au fond de l'esquif, avec une voile, et envergua cette voile, qu'il déploya, après avoir reconnu l'aire de vent.

      Il soufflait grand frais du nord-est.

      Guillaume savait qu'il ne devait pas être éloigné de plus île deux degrés de la côte du Groënland, où les Danois avaient autrefois formé un établissement. Ce fut vers ce point qu'il essaya de diriger sa course.

      Heureusement, il était chaudement couvert; car il faisait un froid des plus vifs. Mais, sans boussole, sans instruments propres à déterminer exactement sa position, l'infortuné ne pouvait compter que sur un hasard bien douteux pour arriver à un port de salut.

      La journée fut triste, la nuit plus triste encore. Cependant le courage du capitaine demeurait indomptable, quoique dans la soirée précédente, il eût remarqué qu'il n'avait pas une goutte d'eau abord. Pour remédier autant que possible à ce mal, il s'était approché d'une banquise, y avait assujetti son canot, et, grimpant sur le banc de glace, avait détaché les congélations supérieures, qui, formées par les pluies et les neiges fondues, produisent, on le sait, une eau assez potable.[2]

      [Note 2: Les expériences chimiques ont démontré aujourd'hui que la congélation de l'eau a des effets assez analogues à ceux de son ébullition. Le résultat est presque le même. Par exemple, l'eau de mer bouillie se dépouille presque entièrement, par évaporation, des sels qu'elle tient en combinaison. Si l'on condense la vapeur ainsi élevée, la quantité d'eau dégagée de sel égalera environ les deux tiers du tout. Or, ceux qui ont eu l'occasion de s'assurer du fait savent qu'indépendamment des parties qui reçoivent les neiges et la pluie du ciel, la substance des icebergs se composa de deux tiers d'eau pure. Cela est si vrai que les baleiniers, destinés à la pêche dans le détroit de Davis ou sur les côtes du Groënland, n'emportent qu'une faible provision d'eau, certains qu'ils sont d'en trouver en abondance dans les icebergs, ou les îles de glace, comme ils les appellent. Beaucoup de glaçons, de dimensions relativement médiocres, sont même traversés par des veines bleues, remplies d'eau de neige congelée, très-potable.]

      Ayant étanché sa soif et recueilli une certaine quantité de ces glaçons pour les


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