La fille des indiens rouges. H. Emile Chevalier

La fille des indiens rouges - H. Emile Chevalier


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boyaux de veau marin en guise de vitres, d'un seul coup d'oeil il embrassa l'intérieur.

      La demeure était à moitié creusée dans le sol. Elle pouvait avoir vingt pieds de long, quinze de large. Deux rangées de poteaux, plantés à distance égale les uns des autres, en soutenaient la toiture. Plusieurs familles occupaient cette habitation. Les poteaux indiquaient leur place respective. Au bas de chacun brûlait, sur un trépied, une grande lampe de pierre ollaire ovale, avec une mèche en mousse. Chaque lampe était disposée de façon à s'alimenter elle-même. A cet effet, une branche mince et longue de graisse de baleine ou de phoque était placée près de la flamme, dont la chaleur faisait tomber l'huile goutte à goutte dans le vase. Au-dessus de la lampe pendait encore une espèce de chaudière, aussi en pierre, destinée à cuire les vivres; au-dessus enfin s'étendait un échafaud avec un filet nommé muctat, où séchaient des vêtements. Des bancs ou des claies tapissés de peaux, et posés entre les poteaux, à deux pieds du sol, tenaient à la fois lieu de lits et de sièges.

      Au moment où Dubreuil entra dans la loge, quelques femmes causaient et caquetaient à une extrémité de ces lits; des hommes, tournant le dos aux femmes, fabriquaient des armes, à l'autre extrémité.

      Dans la hutte, la chaleur était extrême, mais, malgré la grande quantité de lampes, il n'y avait pas le plus léger nuage de fumée. En revanche, une puanteur écoeurante de graisse, d'huile, d'immondices de toute nature provoquait, chez l'étranger, d'insurmontables nausées, et lui faisait maudire la délicatesse de ses nerfs olfactifs.

      Quoique le capitaine fût plus habitué aux fétides exhalaisons d'un bateau-pêcheur qu'aux parfums d'un boudoir, il ne put s'empêcher de reculer.

      On lui fit signe de se déshabiller. Il pensait que c'était pour sécher ses vêtements; mais c'était pour lui faire honneur, car telle est la coutume de ces peuples. Ancien mousquetaire, marin d'aventure, Dubreuil ne comptait pas la chasteté parmi ses qualités cardinales; cependant il éprouvait une certaine répugnance à se montrer dans l'état adamique devant ces femmes, dont quelques-unes n'étaient vraiment pas laides du tout.

      Ses hôtes, qui ne comprenaient rien à son hésitation, crurent lui rendre service en se constituant ses valets de chambre. Eux-mêmes s'étaient déjà mis dans le plus primitif appareil. Il n'eut bientôt rien à leur envier à cet égard.

      On lui offrit à manger; mais Dubreuil avait plus sommeil que faim; et il se jeta sur un lit, où sa pudeur offensée put enfin calmer ses alarmes sous une soyeuse peau de renne.

      Le lendemain, Guillaume, convenablement reposé et remis de ses fatigues, commença à étudier la langue et les moeurs des gens au milieu desquels la destinée l'avait envoyé.

      Dès qu'il connut le mot kina, signifiant qu'est-ce que cela? il apprit le nom de tous les objets qui se présentaient à ses sens, et l'écrivit, avec un os pointu pour plume et du sang de phoque pour encre, sur une peau de cet animal passée à la pierre ponce.

      Tout d'abord, il remarqua que beaucoup de termes ont une analogie frappante avec le latin, comme kunà, femme, kutte, goutte, igneh, feu, asqua (prononcez esqué), eau, et, en peu de temps, il entendit les indigènes et sut s'en faire entendre.

      Alors, Dubreuil apprit qu'il se trouvait à la pointe orientale du Groënland, pays plus proprement nommé par les naturels Succanunga ou Terre du Soleil, et plus tard par les Celtes Grianland, Terre d'Apollon ou du Soleil, ce qui était conforme au nom indigène et au bon sens, car appeler, comme le firent ensuite les navigateurs danois, Groënland ou Terre Verte, une région relativement aussi dépourvue de produits végétaux, est une dérision, une absurdité qu'explique toutefois, jusqu'à un certain point, la similitude qu'il y a entre l'expression celtique Grianland et l'expression danoise Groënland. Terre du Soleil est bien plus admissible, puisque, pendant les deux mois d'été, la réflexion de cet astre sur les glaciers rend, à certaines heures, la chaleur insupportable et donne à la contrée l'aspect d'une vaste fournaise chauffée à blanc.

      Dubreuil apprit aussi que les aborigènes étaient des Uskimé: par abréviation, Uski, baptisés par nous Esquimaux, Mangeurs-de-viande-crue, suivant le père Charlevoix. Cette traduction, adoptée avec trop de facilité, est erronée: Uskimé, corruption d'esqué, plus l'adjonctif , se doit rendre par Gens-des-Eaux.

      Quoi qu'il en soit, les Groënlandais traitaient parfaitement notre ami, qui s'accoutumait peu à peu à leur genre de vie, sauf pourtant à l'abominable malpropreté dont ils se font une gloire; car, pour exprimer leur odeur de prédilection, ils disent,—le vocable n'est pas plus barbare que l'idée qu'il comporte,—«niviarsiarsuanerks», «cela sent un parfum de vierge». Or, qu'est-ce, pour eux, qu'un parfum du vierge?—Chaste muse, viens à mon secours, inspire-moi une périphrase assez voilée pour ne point blesser les oreilles trop pudiques.—Le parfum des vierges esquimaues, c'est le parfum de l'eau que toutes les femmes,—voire les hommes,—sauvages ou civilisées, blanches ou rouges, noires ou jaunes, distillent naturellement, quand un prosaïque besoin se fait sentir, et dont les élégantes du Groënland se lavent le visage et s'oignent les cheveux, comme nous ferions avec de l'huile antique ou de l'eau de Cologne[3]. Mais ne nous moquons pas trop de ces simplesses. Le temps n'est pas loin où nos grands-pères faisaient à peu près de même, et, à la campagne comme à la ville, plus d'un contemporain formaliste pratique encore sans s'en flatter des usages d'un goût aussi équivoque.

      [Note 3: Le missionnaire danois Hans Egède, qui est resté vingt-cinq années au Groënland, et qui confirme ce curieux détail de moeurs, ajoute:

      «Ainsi lavées, elles s'exposent à l'air froid, et laissent geler leur chevelure mouillée, pour en montrer la longueur.»]

      Guillaume Dubreuil essaya, par des remontrances, de corriger les Uskimé de leur saleté sordide; tous rirent au nez de l'Innuit-Ili, l'Homme-Blanc, comme ils l'appelaient, tous, excepté sa charmante institutrice, la douce Toutou-Mak, la Biche-Agile, fille de son hôte, Tri-u-ni-ak, le Renard.

      C'était elle qui lui donnait obligeamment des leçons dans l'idiome succanunga; c'était pour elle qu'il avait le plus de penchant; et, certes, son affection était largement payée de retour.

      Afin de lui plaire, Toutou-Mak avait renoncé à beaucoup des modes de son pays. L'eau de neige fondue servait maintenant à ses ablutions journalières; elle rinçait les vases où elle mangeait, et s'abstenait—devant le capitaine au moins—de cette friandise animale qu'on trouve d'ordinaire près du cuir chevelu, et dont tous les Indiens sont si gourmands! Elle avait encore apporté d'autres modifications notables dans ses manières et sa toilette. Aussi, par moquerie, ses compagnes l'avaient-elles sobriquetisée Innuit-iliounà, la femme de l'Homme-Blanc.

      Sa femme! oh! elle eût bien voulu l'être! Mais Dubreuil était loin alors de songer au mariage. Sa tendresse pour la jeune fille n'allait point jusque-là. Il ne soupçonnait même pas l'amour qu'il avait allumé dans le coeur de Toutou-Mak.

      Un jour, il la surprit pleurant derrière un épais buisson de genièvre.

      —Qu'a donc ma petite soeur? dit-il en s'asseyant près d'elle.

      La Biche-Agile rougit, cacha sa tête dans ses mains, et répondit par une explosion de sanglots.

      Guillaume reprit doucement avec intérêt:

      —Toutou-Mak ne veut-elle se confier à son ami? Peut-être trouvera-t-il en son coeur des consolations pour elle. Toutou-Mak sait que l'Homme-Blanc connaît beaucoup de secrets ignorés des Uski.

      —Ah! murmura-t-elle, je suis bien malheureuse!

      —Pourquoi, malheureuse! A-t-on fait de la peine à ma soeur? S'il est en mon pouvoir de la soulager, je la soulagerai, dit-il en écartant les mains que l'Indienne tenait encore sur ses yeux.

      Elle était vraiment gracieuse, la jeune Toutou-Mak, malgré les larmes qui coulaient en ruisseaux le long de ses joues, et malgré un matachiage[4] figurant deux menues lignes noires au-dessus des sourcils, et trois ou quatre semblables à chaque coin


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