La fille des indiens rouges. H. Emile Chevalier

La fille des indiens rouges - H. Emile Chevalier


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peu à peu supportable. Rappelons-nous, au surplus, qu'on touchait à la fin de juin. Alors, même à une grande élévation dans la mer polaire, l'atmosphère arrive souvent à un degré de chaleur extrême, sans que les glaces qui obstruent l'Océan septentrional subissent d'altérations sensibles.

      Quoique Guillaume ménageât ses minces provisions, autant qu'il pouvait sans épuiser ses forces, elles diminuèrent trop vite. Bientôt, il entrevit l'heure où elles lui feraient entièrement défaut. Parfois, ses yeux avides interrogeaient l'espace, cherchant à discerner un cap, une voile à l'horizon. Et rien! rien que des icebergs ou montagnes de glaces bleuâtres, une mer également bleue, un ciel gris d'une désolante monotonie. Parfois aussi un mirage décevant lui faisait prendre pour la terre une de ces masses cristallisées; mais, peu après, la réalité cruelle lui montrait son erreur.

      La faim commençait à le tourmenter. Sans succès il avait essayé de pêcher avec une ligne faite des fils de sa chemise et d'un morceau de fer pour hameçon; sans succès il avait essayé d'attraper un de ces goélands qui voletaient fréquemment autour de son esquif et par leurs cris perçants semblaient insulter à sa détresse.

      Pour comble de misère, l'eau douce allait lui manquer aussi, car l'Océan se dégageait, et les collines flottantes où Dubreuil allait la chercher se faisaient plus rares.

      Un matin, après un jeûne de vingt-quatre heures, il s'éveilla aux torturantes injonctions de son estomac, qui réclamait impérieusement de la nourriture. Sa langue était sèche, ses lèvres eu feu. Pour apaiser la soif ardente dont il était consumé, Dubreuil se mit à laper le givre que la fraîcheur de la nuit, jointe à la chaleur de son corps, avait fait éclore, en blanches étoiles, sur ses vêtements.

      Pauvre et insuffisante ressource!

      A midi, il se sentait épuisé, lorsqu'une forte brise chassa son canot vers un immense champ de glace qui s'étendait à perte de vue à tribord. On eût dit la côte d'une vaste terre. A mesure qu'il en approcha, Guillaume éprouva une indicible sensation de plaisir. Était-ce une île? était-ce le rivage qu'il demandait à Dieu avec tant d'instance?

      Pour la première fois, depuis une semaine, le soleil s'était levé. En éclatant sur la ligne de glace, ses rayons lui imprimaient les couleurs les plus chatoyantes, les formes les plus fantastiques, les plus variées. C'étaient des pics sveltes comme des campaniles, des tours aussi majestueuses que celles de nos basiliques, les unes rondes, d'autres carrées, celles-ci coiffées d'un chapiteau gothique, celles-là munies de créneaux et mâchicoulis. Ailleurs, on remarquait une voûte, une arche de pont; ailleurs une ville avec ses remparts, ses églises, ses monuments publics. Dominant le tout, sur une hauteur, se dressait le royal palais, avec «ses murailles de granit, sa colonnade, sa terrasse italienne, et le soleil qui la colorait la rendait éblouissante, comme un de ces temples d'or où demeuraient les dieux Scandinaves.»

      Spectacle enchanteur, unique, que l'on admire dans cette partie du monde seulement, comme si la nature eût voulu la consoler, par des magnificences sans rivales, des duretés si grandes qu'elle a eues, d'ailleurs, pour elle, à tous autres égards!

      Malgré sa faiblesse, malgré les besoins pressants qui le tenaillaient, Dubreuil contemplait, ébloui, ravi, du fond de son esquif, le magique panorama déroulé sous ses regards.

      Mais il fallait songer à aborder; car, en supposant que ce ne fût pas la rive d'une terre, cette barrière de glace devait procurer au capitaine l'eau qui lui était si nécessaire et peut-être quelque chose à manger!

      L'opération présentait de grandes difficultés, notre marin étant fort débile; il n'avait à sa disposition d'autre outil qu'un croc à lance, trouvé dans le canot, et la muraille se dressait perpendiculairement à des hauteurs extraordinaires.

      Mais elles étaient déchiquetées en anses, baies, fiords; et Guillaume espéra trouver une entrée où son canot serait à l'abri des coups de mer et où lui-même pourrait débarquer.

      Cette fois, son attente ne fut pas trompée.

      Dans un goulet profond, creusé entre deux promontoires de glace, dont le sommet surplombait à plus de trois cents pieds d'élévation, il découvrit une sorte d'escalier naturel, conduisant, par une pente douce, à la crête de ces falaises.

      La brise le poussait droit dans le goulet. Il n'eut donc besoin de se servir du croc que pour empêcher le canot de heurter trop violemment, quand il loucha au rivage.

      Après l'avoir amarré à une saillie de glace, Dubreuil, s'appuyant au fût de son croc, descendit sur la plage et se mit à genoux, pour remercier Dieu de l'assistance inespérée qu'il venait de lui accorder.

      Il n'y a point d'athées dans les grandes infortunes. Jamais l'Être

       Suprême ne manque de se révéler à elles avec sa sublime éloquence.

      Pour courte qu'elle eut été, la prière de Guillaume n'en fut pas moins fervente.

      Montant ensuite quelques marches de l'escalier, il but à longs traits, avec cette volupté inexprimable que seuls connaissent ceux qui ont souffert les atroces brûlements de la soif, il but l'eau fraîche qui, sous l'ardeur du soleil, coulait par des rigoles du faite de la banquise.

      L'apaisement de ce premier besoin lui rendit une partie de ses forces. Pour surcroît de bonheur, au bout de cinq minutes, et en arrivant à la cime de l'iceberg, il aperçut, dans une crevasse, un nid d'oiseau aquatique, contenant cinq oeufs gros comme ceux du canard. Je laisse à penser si cet aliment sain et nourrissant fut vite avalé!

      Un peu restauré, le capitaine examina alors le lieu où il était parvenu.

      C'était une plaine de glace sans bornes,—glace à droite, glace à gauche, glace en avant,—qui allait se fondre dans un incalculable lointain, avec la dégradation progressive de l'azur céleste. Pourtant, ça et là, des monticules étincelant au soleil, et, à une longue distance, quelques vapeurs légères, se tordant en spirales dans l'espace, rompaient l'uniformité de ce champ d'albâtre.

      Les vapeurs étaient-elles produites par la fumée d'un feu ou par l'un de ces vastes lacs qui, en été, se forment fréquemment au-dessus des banquises? Question bien intéressante pour notre marin! Il tâchait de la résoudre, quand un grondement sourd et caverneux attira son attention d'un autre côté.

      Guillaume se tourne avec vivacité et voit, à cinquante pas de lui, un monstre qui s'ébat amoureusement sur la glace.

      De couleur grisâtre moucheté de brun, monté sur deux pattes fort courtes, qu'on jugerait incapables de porter le poids de son corps, l'animal avait vingt pieds de longueur, autant de grosseur et la figure générale d'un poisson, sauf la tête, ovale; garnie aux coins de la gueule de soies piquantes et armée de deux défenses, comme celles d'un éléphant».

      Son mufle hideux était éclairé par des yeux rouge-vif, qui lui donnaient un air de cruauté sanglante.

      C'était une vache marine, morse, walrus ou hippopotame septentrional.

      Dubreuil n'en avait pas encore vu; mais il avait lu assez de descriptions de ce gigantesque amphibie pour le reconnaître, il savait aussi que, inoffensif si on le laisse en repos, le morse devient terrible lorsqu'il est attaqué, surtout en mer, où, plus d'une fois, il a renversé et fait chavirer, avec ses redoutables dents crochues, des embarcations chargées d'hommes.

      Sans être un mets délicat, sa chair est mangeable. Plusieurs tribus sauvages en font leurs délices, et les pêcheurs européens ne la dédaignent pas.

      Guillaume savait encore cela, et il avait faim!

      C'est la pire des conseillères que la faim! Mais aussi elle donne de la vigueur à l'impotent, du courage au poltron, de l'habileté au niais. Que ne fait-elle-pas pour celui qui possède naturellement ces qualités! Dubreuil les possédait, les deux dernières du moins, à un degré supérieur:—avec celles-là, on supplée aisément à la première, quand elle ne fait pas absolument défaut.

      Mais, pour se risquer à demander


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