Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie. Erich Auerbach
avec les enfants». Plus tard il comprend : eoque mihi illa venerabilior et sacrosancta fide dignior apparebat auctoritas, quo et omnibus ad legendum esset in promptu, et secreti sui dignitatem in intellectu profundiore servaret : verbis apertissimis et humillimo genere loquendi se cunctis praebens, et exercens intentionem eorum qui non sunt leves corde ; ut exciperet omnes populari sinu, et per angusta foramina paucos ad se traiceret ; multo tamen plures quam si non tanto apice auctoritatis emineret, nec turbas gremio sanctae humilitatis hauriret (ibid., VI, 5). Dans ces passages, il s’agit surtout du contraste entre le style humble qui se prête aux plus simples et les mystères sublimes qui y sont cachés ; des mystères qui ne se révèlent qu’à peu de gens ; non pas aux érudits et aux orgueilleux, mais à ceux qui nont sunt leves corde, tout simples qu’ils sont. On trouve cette idée un peu partout dans l’ouvre de saint AugustinAugustinus, par exemple dans le premier chapitre De Trinitate : Sacra scriptura parvulis congruens nullius generis rerum verba vitavit, ex quibus quasi gradatim ad divina atque sublimia noster intellectus velut nutritus assurgeret ; au second livre De Doctrina christiana, où il parle de la Scripturarum mirabili altitudine et mirabili humilitate ; plusieurs fois quand il parle du langage de la Genèse ; et assez longuement dans une lettre à Volusien (CXXXVII, 18). Dans ce dernier passage, il dit notamment que même les mystères les plus profonds ne sont pas exprimés, dans l’Écriture sainte, par un langage «superbe» : ea vero quae in mysteriis occultat, nec ipsa eloquio superbo erigit, quo non audeat accedere mens tardiuscula et inerudita quasi pauper ad divitem ; sed invitat omnes humili sermone, quos non solum manifesta pascat, sed etiam secreta exerceat veritate, hoc in promptis quod in reconditis habens. Donc, dans tous ces passages, il s’agit d’une synthèse entre l’humble et le sublime, réalisée par l’Écriture sainte ; toutefois, le humile y signifie plutôt la simplicité de l’élocution que le réalisme, et le sublime ou altum plutôt la profondeur des mystères que le sublime poétique. Mais un mot tel que humilishumilis (parfois il emploie abiectus) qui exprime en même temps l’humilité du cœur chrétien, la bassesse de la position sociale et la simplicité populaire du style4 amenait facilement la notion du réalisme, d’autant plus qu’il s’employait couramment pour désigner le bas peuple par opposition aux classes élevées, les pauvres par opposition aux riches. La vie du Christ, du Verbe incarné, modèle de vie et de mort saintes et sublimes, s’était passée elle aussi, comme une vie ordinaire ou les scènes d’une comédie, parmi les humiles personae qui avaient été ses premiers disciples. Saint AugustinAugustinus parle souvent de ces imperitissimi et abiectissimi, de ces piscatores et publicani que le Seigneur a élus avant tous les autres, et il explique pourquoi il a agi ainsi.5 Il y insiste d’autant plus qu’il sait que les païens érudits se moquent du sermo piscatoriussermo piscatorius des Évangiles. Mais ce n’est pas seulement l’entourage du Christ, c’est lui-même, son sort sur la terre qui exprime l’antithèse entre l’humble et le sublime dans sa forme la plus aiguë et la plus passionnante – et alors, il ne s’agit plus de l’élocution, mais des faits. Parmi les nombreux passages où saint Augustin fait ressortir le paradoxe du sacrifice de Jésus-Christ, je n’en citerai qu’un seul qui se trouve dans les Enarrationes in Psalmos, XCVI, 4 : Ille qui stetit ante iudicem, ille qui alapas accepit, ille qui flagellatus est, ille qui consputus est, ille qui spinis coronatus est, ille qui colaphis caesus est, ille qui in ligna suspensus est, ille cui pendenti in ligna insultatum est, ille qui in cruce mortuus est, ille qui lancea percussus est, ille qui sepultus est, ipse resurrexit : Dominus regnavit. Saeviant quantum possunt regna ; quid sunt factura Regi regnorum, Domino omnium regnorum, Creatori omnium saeculorum ? On dira peut-être qu’un tel passage ne fait que résumer le récit de la Passion, et qu’il ne contient que des choses connues par les Évangiles et par les lettres de saint Paul qui a exprimé la même idée plusieurs fois, par exemple Phil. II, 7–11. Mais ni les Évangiles ni saint Paul n’ont aussi puissamment relevé l’antithèse entre le bas réalisme de l’humiliation et la grandeur surhumaine qui s’unissent ici ; pour la sentir dans toute sa force il fallait un homme formé aux idées classiques de la séparation des styles qui n’admettaient pas de réalisme dans le sublime ni d’humiliation corporelle chez le héros de la tragédie. Il est vrai que l’idée du sublime tragique avait subi chez quelques groupes de poètes et de théoriciens des restrictions et des modifications ; mais elles ne sont nullement comparables à la violence de l’humiliation réaliste qu’offrent la vie et la passion du Christ. Saint AugustinAugustinus a senti que l’humilitas de l’Évangile est en même temps une forme toute nouvelle du sublime : une forme qui lui semblait, s’il la comparait aux conceptions de ses contemporains païens, plus profonde, plus vraie, plus substantielle ; elle aussi, tout comme l’Évangile dans lequel elle est contenue, excipit omnes populari sinu, et non seulement tous les hommes sans égard à leur position sociale, mais toute leur vie basse et quotidienne. La conception de l’homme, de ce qui en lui peut être admirable et digne d’imitation, se modifiait profondément ; Jésus-Christ devient le modèle à suivre, et c’est en imitant son humilité qu’on peut approcher de sa majesté ; c’est par l’humilité qu’il a atteint lui-même le comble de la majesté, en s’incarnant non pas dans un roi de la terre, mais dans un personnage vil et méprisé.
Dans les recherches qu’on a faites sur le sermo piscatorius des Évangiles – par exemple dans le célébre livre de M. Ed. NordenNorden, E. intitulé Die antike Kunstprosa – on a peut-être insisté trop exclusivement sur le point de vue technique et oratoire de la question, le point de vue «art de la prose». Un style incorrect, réaliste, mêlé de provincialismes et de formes dialectales n’aurait choqué personne dans une comédie ou dans une satire du genre de la Cena Trimalchionis. Ce qui choquait, rebutait, effrayait tous les gens instruits, c’était que des écrits qui se présentaient ainsi prétendaient traiter dans leur vil jargon des problèmes les plus profonds de la vie et de la mort, qu’ils voulaient imposer au monde la seule religion vraie ; qu’ils contenaient, malgré leur syntaxe incorrecte, leurs mots grossiers, leur atmosphère vilement réaliste, des passages qui frappaient par la profondeur de leurs idées, la vérité de leur accent, la flamme de leur extase. Certainement, la grande majorité des païens cultivés n’en sentaient rien, ils ne lisaient pas de tels écrits et ils étaient complètement sincères et tranquilles quand ils en parlaient, comme Pline le jeunePlinius (jüngerer) dans son rapport à l’empereur TrajanTrajan, comme d’une superstitio prava immodica. Mais peu à peu il s’en trouvait qui écoutaient, qui lisaient, qui sentaient quelque chose et qui s’effrayaient. Ce n’est pas tout simplement le style, mais l’emploi de ce style pour traiter d’une matière pareille qui leur parut révoltant. Cela est tellement clair qu’il semble qu’on n’a pas même besoin de le dire ; mais à force d’entrer dans les détails des recherches stylistiques, on parvient parfois à l’oublier ; il faut y penser toujours pour bien comprendre le dégoût et l’effroi des gens raisonnables et instruits qui vivaient dans la abonne et saine tradition greco-latine – et aussi pour comprendre l’attitude de beaucoup de Pères qui cherchaient un compromis en adaptant plus ou moins leur manière d’écrire aux usages classiques.
Mais ils ne voulaient ni ne pouvaient changer le fond même de leur croyance ; et c’était ce fond, l’histoire du Christ sur la terre, qui amenait la révolution profonde dans la conception du sublime et l’irruption de l’humilité réaliste. Les tendances à cacher ou à affaiblir l’humilité et le réalisme de cette vie et surtout de la Passion n’ont pas eu de succès durable dans l’Église d’Occident. Mais il en est résulté une transformation totale dans la manière de voir et de juger les hommes, les faits et les objets ; transformation qui leur donne une signification et une dignité toutes nouvelles. Pour mieux expliquer ce que je veux dire, je citerai encore un passage de saint Augustin qui me semble particulièrement instructif. Au quatrième livre du traité De Doctrina christiana, il consacre plusieurs chapitres à l’étude des trois genres de l’éloquence traditionnelle, qu’il appelle grande, temperatum et submissum. Il veut montrer qu’on en trouve des exemples dans les lettres de saint Paul et chez les Pères antérieurs à lui-même ; il donne des conseils tendant à utiliser la doctrine de l’échelle pour l’éloquence chrétienne. Ces chapitres trahissent la profonde influence que l’éducation classique et