L'enfer et le paradis de l'autre monde. Emile Chevalier

L'enfer et le paradis de l'autre monde - Emile Chevalier


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parfaitement retrouver l’origine dans le visage hagard, flétri par les soucis et encore distingué de la mère.

      Moins remarquablement symétriques que chez son aînée, ces traits la rendaient plus jolie et plus piquante.

      Quand elle redressait la tête, ses yeux étincelaient, au milieu d’une détresse si grande, d’une animation qui inspirait des appréhensions, car son regard disait que les malheurs dont elle était assiégée parlaient un langage étrange à son esprit inexpérimenté.

      Une ombre d’expression semblable nuançait parfois l’air de sa sœur, quoique cette ombre fût si affaiblie par l’éclat d’une beauté supérieure qu’elle était à peine perceptible.

      Bien que très légères, ces teintes soulevaient néanmoins de terribles inquiétudes dans le cœur de la pauvre mère, car, lorsqu’elle arrêtait les yeux sur ses filles bien-aimées, elle secouait douloureusement la tête, soupirait, pleurait et pressait convulsivement le nourrisson contre son cœur, comme si une affliction nouvelle s’était emparée d’elle, et comme si les mots qu’elle aurait voulu prononcer s’étaient enfuis de ses lèvres.

      – Ô ma mère! c’est bien dur, c’est bien dur! s’écria tout à coup la fille aînée en pressant fébrilement sa tête entre ses mains. Nous ne pouvons, cependant, mourir de faim; mais que faire?

      Elle se leva et commença de se promener dans la chambre en serrant toujours sa tête avec ses mains et paraissant plongée dans un abîme de réflexions.

      Sa mère la suivait incessamment des yeux; mais elle avait le cœur trop gonflé de ses propres chagrins pour la pouvoir consoler par des paroles.

      – Ma mère, ma mère! reprit la jeune fille s’arrêtant et plongeant ses regards dans ceux de la pauvre femme, nous sommes bien infortunées! Voyez! peut-il y avoir un pire destin? Point d’ouvrage, il n’y en a pas dans tout le pays. Mon père a tout essayé. Mark aussi, et nous-mêmes avons essayé mille fois, mais inutilement: il n’y a rien, rien! Faut-il donc que nous mourions ainsi de faim, dites, ma mère?

      – Eh bien, moi je ne mourrai pas! fit la plus jeune, frappant ses genoux de ses poings fermés. Je ne sais pas ce qu’avait mon père de s’arrêter dans un pays aussi pauvre que celui-ci, tandis qu’il aurait eu tant d’ouvrage dans les États-Unis, s’il y était allé quand il le pouvait. Non, ça ne peut pas durer comme ça. J’aimerais mieux mourir la première.

      La malheureuse mère portait ses regards de l’une à l’autre de ses filles d’un air effrayé, comme si elle lisait dans leur agitation et leur langage quelque chose de plus épouvantable que toute la misère qui les entourait.

      – Non, non, Madeleine, Ellen, ça n’en viendra pas là. Un peu de patience, je vous prie; nous devons tous avoir un peu de patience, dit-elle tendrement.

      – À quoi bon la patience? repartit brusquement la cadette; si nous ne pouvons avoir d’ouvrage l’été, comment pourrons-nous en avoir l’hiver? Ça ne signifie rien que votre patience!

      – Oh! Madeleine! Madeleine! cria l’aînée; ne parle pas si durement à notre mère: ce n’est pas sa faute!

      – Je le sais bien, répliqua Madeleine; aussi je ne lui parlais pas durement.

      – Ah! c’est qu’en effet c’est bien dur, n’est-ce pas, ma mère? dit Ellen. Est-il possible d’être dans une si affreuse condition, quand tous nous voulons travailler, et quand il y aurait tout plein d’ouvrage dans le pays, si les Américains ne nous volaient pas tout, comme nous l’a dit le fabricant de cols de chemise? Et qu’est-ce que ça lui fait à lui, si les reliures des livres, ou les cartonnages, ou ce que nous pouvons faire est fait hors du pays, tandis qu’on nous laisse mourir de faim ou mendier ou faire Dieu sait quoi pour vivre? Hélas! il y a dans cette ville des centaines de filles dans la même position, à ce moment. Si notre père ou Mark pouvait faire quelque chose! mais il n’y a pas plus pour eux que pour nous dans tout le pays. Oh! que faire? que pouvons-nous faire? répéta-t-elle en se tordant les mains et en marchant follement dans la chambre. Mère, chère mère, on ne peut rester comme ça; c’est impossible, je le répète!…

      – Patience, Madeleine, patience, dit la pauvre femme. Ça ne durera pas longtemps ainsi, nous aurons bientôt un changement.

      – Bientôt, c’est encore trop longtemps! fit Madeleine d’un ton amer. Y a-t-il encore de l’espérance? croyez-vous qu’il y ait encore de l’espérance?

      Et la malheureuse fille vint tomber aux genoux de sa mère.

      – Non, s’écria Ellen, non, je n’en vois point; il n’y en a point. Est-ce que tous ces pauvres gens qui, comme nous, sont sans ouvrage ne seraient pas heureux de travailler s’ils avaient du travail? Ils ne le peuvent pas plus que nous, voilà tout. Ici ce sont les étrangers qui font tout, mais les habitants, on les laisse mourir de faim, voilà ce que vous dirait un enfant. Qu’est-ce que notre père est venu faire ici? Jamais nous n’avons porté d’aussi misérables haillons! ajouta-t-elle en regardant avec une sorte de honte les guenilles qui composaient son habillement.

      En entendant ces plaintes, la pauvre mère était toute troublée, et son cœur battait fort, car l’avenir lui apparaissait certainement sous des couleurs aussi sombres qu’à ses filles, et le présent était, hélas! intolérable.

      À ce moment la porte de la hutte s’ouvrit et un gamin de dix ans, dont les vêtements en lambeaux étaient chargés de neige, arriva en gambadant dans la chambre.

      Dans ses petits bras, rougis et gercés par le froid, il tenait quelques morceaux de bois à brûler.

      – Tenez, maman, dit-il en jetant son fardeau sur les cendres chaudes, voilà du bois.

      – Tu es un bon garçon, Jean, répondit sa mère en le caressant. Comme tu as froid! tu dois être gelé. Mais où as-tu eu ce bois, Jean?

      – Oh! bien, je l’ai eu, répondit-il en détournant la tête.

      – Mais où, Jean?

      – Écoutez donc, il n’y a personne qui voudrait m’en donner, vous le savez bien, répliqua-t-il négligemment, et puis il vous faut du feu; ainsi j’ai eu ce bois-là et j’en aurai encore.

      – Oh! Jean, Jean, tu ne l’as pas volé? s’écria la malheureuse mère, donnant le nourrisson à sa fille cadette, et s’agenouillant devant le petit garçon, qu’elle examina avec une anxiété fiévreuse.

      – Jean, mon cher Jean, dis-moi que tu ne l’as pas volé?

      – Eh! ma foi, peut-être que oui, dit-il maussadement. Pourquoi aussi ne voulait-on pas me donner du bois? Il vous fallait du feu, maman. Je n’aurais pas fait ça pour moi. Mais pour vous… D’ailleurs, Tom William le fait, et il dit qu’il n’y a pas de mal à ça, si on ne peut avoir d’ouvrage pour acheter du bois. Et comme ça, c’est bien, n’est-ce pas, maman? dit-il en sautant dans la chambre pour se réchauffer.

      – Non, non, Jean, c’est très mal; tu vas reporter ça… et tout de suite. Il ne faut pas voler, même pour ta pauvre mère, Jean. Nous ne pouvons rester sans feu, c’est vrai; mais tu ne dois pas être un voleur, non, non! Prends-moi ce bois et, reporte-le comme un honnête garçon, dit-elle, en essayant de lui replacer le fagot dans les bras.

      – Non, je ne le reporterai pas, dit-il en rejetant le bois dans le foyer; je ne le reporterai pas, quand vous êtes tous gelés et qu’il n’y a pas un brin de bois à la maison. Prenez-le pour cette fois, maman, et peut-être que je n’en chiperai plus jamais.

      – Ah! jeune enfant, voilà que tu voles! Et que te dit la justice? Ses ministres voient-ils en toi les semences du crime dont les cachots cueilleront le fruit? voient-ils en toi le germe de ce qui constitue les coupables? Leur main va-t-elle s’étendre vers toi pour t’administrer l’antidote au poison qui déjà circule en tes veines, ou n’ont-ils rien que le châtiment pour le cultiver et le développer, pour que les prisons ne soient pas vides et que les cours de police ne chôment pas?

      – Ce n’est pas tout, continua


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