L'enfer et le paradis de l'autre monde. Emile Chevalier

L'enfer et le paradis de l'autre monde - Emile Chevalier


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plis de son corsage; mais ce fut sans mot dire, et sa confusion n’en fut que plus apparente.

      Un horrible soupçon avait jailli dans le sein de la mère; des larmes brûlaient les paupières de la pauvre femme.

      – Oh! Madeleine, Madeleine! s’écria-t-elle après un instant de pénible silence, de qui vient cette lettre? – Est-ce de Guillaume, Jean?

      – Non, ce n’est pas de Guillaume, maman; c’est d’un monsieur.

      – Madeleine, ça paraît bien drôle, dit la mère éperdue; confie-moi ce que c’est. Tiens, voici ton père qui rentre, je vais tout lui dire.

      – Non, ma mère, non, je vous en prie! s’écria la jeune fille en apercevant un homme qui passait près de la fenêtre et se dirigeait vers la porte; non, ne le lui dites pas, je vous avouerai tout, mais ne le lui dites pas!

      – Madeleine, ma pauvre Madeleine! fit la malheureuse femme tombant à genoux et saisissant sa fille dans ses bras, cette atroce misère nous tuera tous! Madeleine, ma pauvre Madeleine!

      Venez, vous les heureux du monde et contemplez ce tableau.

      C’est le temps de fêter, de danser, de vous réjouir; c’est le temps de vanter les charmes de la vie; mais avant que vous ne vous soyez plongés trop avant dans l’ivresse de vos plaisirs, détournez-vous un instant du sentier jonché de fleurs où vous passez l’existence et jetez les yeux de ce côté.

      Si c’est une fable que nous écrivons, s’il n’y a point de vérité dans les portraits, ah! soyez aveugles si vous le voulez; mais s’il est vrai qu’à votre porte même la misère grelotte de froid et de faim; s’il est vrai que telles sont les tristes réalités du jour, qui se multiplient et grossissent dans les grandes villes canadiennes à mesure que s’écoulent les années, alors il est bon, pour vous qui êtes riches, contents et prospères, que vos oreilles soient ouvertes, que votre main s’étende aux malheureux; car, si vous ne pouvez leur donner un abri et du pain en échange du dur travail qu’ils feraient volontiers pour vous, il vaut mieux les traiter en mendiants, leur jeter une froide aumône, ou les chasser épouvantés de vos rivages, que de les abandonner aux serres du besoin. Ils ne veulent ni être des quêteux ni fuir la terre qui leur donnera du pain. Ils ne demandent qu’à travailler pour vivre; à travailler pour que leurs enfants aient du pain! Pourquoi donc n’entend-on pas leur prière dans cette vaste contrée? Pourquoi ne profite-t-on pas au Canada de sources de richesses qui feraient de ce beau pays un immense empire? Pourquoi, là où la nature a été prodigue de ses bienfaits et où elle a donné des trésors qui satisferaient largement vingt millions d’habitants; où rien ne manque pour asseoir les bases d’un gigantesque royaume et le rendre florissant, pourquoi, là, le génie et l’habileté des deux races française et saxonne manquent-ils à ce degré que les pauvres éparpillés sur cet immense et fertile territoire sont sans pain et se sauvent par milliers de ces bords, pour aller dire aux habitants des contrées lointaines: «Les Canadiens sont dans la pénurie, n’émigrez point chez eux». C’est là, ô Canadiens, le problème que vous avez à résoudre; et si vous vous levez et jetez un regard sur vos affaires, vous verrez que le temps est venu.

      II. Pauvreté et manque d’ouvrage

      Pourquoi donc t’arrêter là, pensif, au seuil de ta porte? Pourquoi tes yeux sont-ils humides et ta main tremble-t-elle sur le loquet? Ton cœur ne devrait-il pas bondir de joie et ton visage rayonner d’allégresse: car c’est là ta maison, si je ne me trompe, et tes enfants t’attendent?

      Voyez-le sur le pas de sa porte, vous pères et maris des familles heureuses! Il hésite, il chancelle presque; son esprit se replie douloureusement sur lui-même; il craint jusqu’au regard de ceux qu’il chérit: peut-il compter la somme de ses lourds chagrins?

      Entre, entre, misérable! Pour toi point d’espoir: comme deux galériens, la pauvreté et toi êtes rivés à la même chaîne; ton aspect ne la chassera point du taudis; – n’avez-vous pas, elle et toi, taille grêle, membres décharnés, visage famélique, vêtements en haillons?

      Il se nomme Mordaunt. Il a immigré au Canada avec sa famille, dans l’espoir d’améliorer sa condition et de trouver un foyer pour ses chers enfants.

      Mais, au lieu de l’abondance, c’est la pauvreté qui lui a tendu les bras en débarquant; au lieu du bourdonnement de l’industrie, du résonnement de l’enclume, des joyeux bruissements des métiers à tisser, du sifflement des machines à vapeur, les lamentations et les plaintes des malheureux remplissent les chemins, et tout en mettant le pied sur le rivage, l’émigrant a vu s’évanouir ses plus chaudes espérances.

      Pourquoi? C’est à vous de répondre, ô Canadiens!

      Les enfants aimaient leur père, la femme aimait son mari.

      Quand il parut, ils refoulèrent leurs douleurs.

      Mais il se fit aussitôt un silence lugubre, mortel dont tout leur amour ne put bannir la funeste impression, et sur leurs joues s’étendit une pâleur que nulle affection ne pouvait masquer.

      Dans le cœur du pauvre homme se ficha une nouvelle angoisse. De ses lèvres disparut le maladif sourire qu’il y avait appelé, et il se prit à promener autour de lui un regard incertain, comme s’il doutait qu’il eût bien fait de franchir le seuil de sa demeure.

      – Allons, Édouard, dit sa femme, qui avait déjà lu sur sa mine effarée qu’il revenait affamé et sans avoir réussi dans ses démarches; allons, Édouard, ne reste pas au froid et viens t’asseoir près du feu; tu dois avoir bien froid, et tu n’as rien mangé depuis ce matin. Jean, fais un bon feu, mon gentil garçon. Et toi, Ellen, prépare quelque chose à dîner pour ton père. Nous ne t’attendions pas, Édouard, parce que nous ne savions pas à quelle heure tu rentrerais. Il fait bien froid dehors, n’est-ce pas?

      – Marguerite, dit-il tendrement, tu es trop bonne.

      Et en prononçant ces paroles, son corps tremblait d’émotion. Il s’assit et s’enfonça le visage dans les mains.

      Merci, merci à vous, Marguerite!

      Oui, c’est une simple, mais bien vive affection qui vous inspire.

      Il ignora les douleurs qui vous percèrent le cœur, quand vos lèvres encouragèrent votre enfant, votre enfant voleur, à allumer le fagot dérobé, afin d’égayer un peu le pauvre père désolé.

      Oui, et ce fut une sainte tendresse aussi qui vous engagea à lui cacher que le saloir et la huche étaient vides et à inventer la fable du dîner habituel.

      Oui, et il vous aime à cause de cela. Et quand les mauvais jours seront passés, quand l’été sera revenu, votre récompense, ô Marguerite, sera bien grande!

      – Marguerite, dit Mordaunt dès qu’il fut suffisamment maître de son émotion, il est inutile de nous le cacher plus longtemps, il n’y a pas du tout d’ouvrage dans le pays. Il ne nous reste que deux alternatives, Marguerite: – ou de demeurer ici et y mourir de faim, ou de nous en aller avant qu’il ne soit trop tard.

      – Eh bien, Édouard, s’il y a encore une chance, partons: c’est notre devoir.

      – Oui, nous partirons, quoique voyager sans secours soit une terrible chose en cette saison. Mais c’est notre unique ressource. Triste pays que celui-ci! Ah! je suis bien fâché d’y être venu. Il n’y a d’ouvrage pour personne, jeune ou vieux, et quoique nous ne soyons qu’une taxe imposée à la charité des gens, on dirait qu’ils ont peur de nous laisser partir. Je me demande ce qu’ils aiment le mieux de voir leurs rues vides ou de les voir remplies de quêteux et de vagabonds.

      – Le fait est que c’est bien désolant, Édouard; mais peut-être les gens d’ici n’y peuvent-ils rien.

      – Oui, Marguerite, reprit-il en jetant un regard désespéré sur ses enfants en guenilles; oui, mais pourquoi n’y peuvent-ils rien? Pourquoi? reprit-il en tenant les yeux attachés sur sa fille aînée. Quelle est la raison de toute cette misère? Si le Seigneur avait fait de ce pays un désert stérile, improductif; s’il ne l’avait pas comblé de ses bienfaits,


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