La capitaine. Emile Chevalier

La capitaine - Emile Chevalier


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s’était retourné. Il se souleva sur les genoux, pressa la jeune femme éplorée contre son cœur, et, la contemplant avec une tendresse idolâtre:

      – Pardonne, je t’aime! soupira-t-il.

      – Oh! pourvu que vous m’aimiez, que vous m’aimiez toujours, Maurice!

      – Toujours! dit-il en écho.

      Et leurs haleines se confondirent.

      Le lendemain, madame de Grandfroy avait disparu du château de T…, dans la Basse-Bourgogne, où elle résidait avec son mari.

      On se perdit en conjectures sur cette disparition subite, qui ne laissa aucune trace, et jamais dans le pays, l’on ne sut ce qu’était devenue la baronne.

      Première partie. Dans la Nouvelle-Écosse

      I. La catastrophe

      Halifax, colonie anglaise, dans l’Amérique septentrionale, est une jolie ville de vingt-cinq à trente mille âmes.

      Les navires à vapeur, affectés au service trans-atlantique, y font généralement escale, et s’y ravitaillent de charbon, eau, provisions diverses.

      Capitale de la Nouvelle-Écosse (péninsule à la pointe est du Nouveau-Monde, et qui offre sur l’Océan un front de deux cent quatre-vingts milles environ d’étendue), Halifax a été bâtie, en 1749, au fond d’une baie, par trois mille huit cents émigrants anglo-saxons, sur l’emplacement d’un poste français célèbre, sous le nom de Chibouctou, dans l’histoire de nos guerres avec la Grande-Bretagne.

      Son port est beau, spacieux, commode, mais l’entrée en est encore difficile, quoiqu’on l’ait fort améliorée, dans ces derniers temps surtout.

      En 1811, à l’époque où commence notre récit, l’accès de ce port présentait une foule d’écueils redoutés par les marins qui, dans leur langage imagé, l’avaient baptisée l’Avenue du Diable (Old Nick’s Avenue.)

      On y voyait des rochers énormes, à fleur d’eau, contre lesquels plus d’un vaisseau s’était brisé, et que les légendes terribles rendaient fameux dans tout le golfe de Saint-Laurent.

      Construite en bois, à l’exception de la maison du Gouvernement, et d’un très petit nombre d’habitations particulières, appartenant à des armateurs, la ville faisait déjà un commerce considérable, dont le hareng, la morue et les huiles de poisson formaient les articles principaux.

      La pêche était donc l’occupation par excellence de ses habitants, qui y consacraient la plus grande partie de leur temps.

      La population, y compris la garnison, s’élevait à dix ou douze mille individus. Elle se composait généralement d’Anglais; mais on y remarquait quelques Canadiens, – descendants de ces malheureux Acadiens qui furent si indignement persécutés par la Grande-Bretagne, à la fin du XVIIe siècle, – et même quelques Français d’outre-mer.

      Parmi ces derniers se trouvait une famille riche et très considérée dans le pays.

      Son chef se nommait M. du Sault. Il était arrivé dans la Nouvelle-Écosse, quelque vingt ans auparavant, avec sa femme et deux enfants en bas âge.

      Aujourd’hui, Bertrand, l’aîné de ces enfants, était âgé de vingt-deux ans; Emmeline, sa sœur, en comptait vingt.

      Ils vivaient chez leurs parents, dans une belle campagne sur les bords de la mer, à un demi-mille environ d’Halifax.

      Jamais frère et sœur ne s’aimèrent plus qu’eux; jamais natures sensibles ne furent mieux faites pour s’entendre. Toujours ensemble, toujours d’accord, ils n’avaient point de secrets l’un pour l’autre. Ils chérissaient également M. et madame du Sault, qui leur rendaient cette tendresse avec usure.

      Cette famille paraissait aussi heureuse qu’on peut l’être en ce monde, et chacun se la proposait pour modèle, chacun enviait sa félicité.

      M. du Sault était pauvre en débarquant à Halifax, vers 1792. Ceux-ci disaient qu’il avait fait naufrage, ceux-là qu’il avait été assailli et dépouillé par des pirates; mais on ne savait à laquelle des deux versions s’arrêter. Quant à lui, il était muet sur ce sujet, laissait volontiers causer les gens, et savait éluder la question quand on l’interrogeait directement.

      Depuis lors, il avait fait fortune, une fortune princière, évaluée à plusieurs millions. Prévoyant l’importance que les pêcheries ne tarderaient pas à acquérir, il avait, un des premiers, organisé un établissement sur une vaste échelle, et le succès était venu couronner son entreprise. Plus tard, il acheta du gouvernement britannique des terres à vil prix, les engraissa avec des bancs de poissons en décomposition, que le flux avait jetés sur la côte, et obtint des récoltes merveilleuses.

      C’était un homme audacieux, mais éclairé, et sage autant que progressiste.

      Bertrand et Emmeline reçurent une éducation excellente et une instruction aussi bonne qu’on se la pouvait alors procurer dans les colonies de l’Amérique septentrionale.

      On leur apprit l’anglais, le français, un peu de dessin, un peu de musique, l’histoire et les mathématiques.

      Bertrand témoignait du goût pour la marine. À quinze ans, on l’envoya à l’école navale en Angleterre. Il revint, au bout de trois années, avec le grade d’enseigne.

      Monsieur du Sault demanda et obtînt qu’il fût placé sur un des navires de la station d’Halifax.

      De la sorte, le jeune midshipman demeura près des siens, à la grande joie d’Emmeline, que son absence avait plongée dans une mélancolie profonde.

      Le service n’est point pénible dans les colonies.

      Riche et influent par son père, Bertrand était à peu près le maître de ses actions. Il ne montait guère à bord que pour les revues extraordinaires, et passait tout son temps avec sa sœur.

      La journée, ils lisaient ou faisaient de longues promenades, soit à cheval, soit en canot, soit même à pied; quelques visites et quelques réceptions occupaient leurs soirées.

      Ils voyaient peu de monde, mais des personnes choisies ou du moins qui semblaient l’être.

      Depuis quelques mois, le nombre de leurs amis s’était accru d’un jeune homme étranger, fort élégant, fort brave, fort aimable, dont la présence avait révolutionné Halifax et tourné la tête à la plus charmante moitié de ses habitants.

      Cavalier accompli, il parlait avec une facilité égale l’anglais et le français. On ignorait son origine; mais à ses avantages personnels, il joignait des revenus fabuleux, s’il en fallait juger par ses prodigalités, et nul ne songeait à lui faire un crime du mystère dont il enveloppait son existence.

      N’avait-il pas, d’ailleurs, ses entrées à l’hôtel du Gouvernement? n’était-il pas cousin du secrétaire particulier de sir George Prévost, qui, lui-même, l’avait présenté à la haute société civile et militaire de la Nouvelle-Écosse? Et sir George Prévost était gouverneur général, c’est-à-dire vice-roi de la colonie.

      Ce mortel fortuné se faisait appeler le comte Arthur Lancelot, nom qui pouvait être anglais, comme il pouvait être français.

      Le comte Arthur Lancelot s’était donc lié avec la famille du Sault; et si les jeunes misses à marier jalousaient furieusement Emmeline, les jeunes dandys d’Halifax en voulaient sérieusement au comte Arthur de ses préférences pour Bertrand, «après tout un maudit Français dénationalisé (a damn’d denationalized French-man)», disaient-ils.

      Cependant, Arthur Lancelot n’avait pas à Halifax une résidence fixe. Il voyageait beaucoup, paraissait et disparaissait subitement. On l’avait épié; on avait cherché à savoir où il allait, d’où il venait. Peines perdues. À bout de perquisitions, ses envieux assuraient, sous le sceau du secret, que c’était un espion du gouvernement anglais, qu’il surveillait les États-Unis, avec lesquels la Grande-Bretagne était alors en hostilités,


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