La capitaine. Emile Chevalier
Halifax, c’était à qui l’aurait à dîner, en soirée, à qui pourrait se vanter, le lendemain, de l’avoir possédé pendant une heure. On copiait sa mise, sa tournure, ses manières; on se disputait ses bons mots. Le journal de la localité, la Nova-Scotia, lui consacrait régulièrement une colonne, chaque semaine, dans ses Weekly Reports.
Enfin, il était, dans ce petit coin du Nouveau-Monde, ce que le beau Brummel fut un peu plus tard à Londres.
Vers la fin de mai 1811, pendant une absence du comte Arthur, le repos de la famille du Sault fut tout à coup troublé par une de ces catastrophes épouvantables, toujours suspendues sur nos têtes, et qui nous frappent sans pitié, alors que, pleins de quiétude pour le présent, d’espérance pour l’avenir, nous nous abandonnons sans crainte, sans appréhension, au bonheur de vivre en répandant le bien et la paix autour de nous.
Bertrand tomba subitement malade.
Ce fut une maladie étrange, rapide, qui le paralysa dès sa première atteinte, confondit la science entière des plus vieux chirurgiens de marine, et mit au défi les soins empressés dont on entoura le jeune homme.
Le lendemain, il ne pouvait plus parler, plus bouger; le jour suivant, il était raide, insensible, glacé.
Les médecins déclarèrent à ses parents qu’il avait cessé d’exister.
Je n’essaierai point de peindre la douleur de ces derniers. Elle fut immense. Emmeline fut prise d’une attaque de nerfs qui mit ses jours en danger, et sa mère faillit devenir folle.
Avant l’ensevelissement, M. du Sault voulut que le corps fût soumis à un nouvel examen. D’autres praticiens furent mandés. Leur rapport ne se rapporta que trop, hélas! avec le premier. Bertrand était mort: la vie était éteinte depuis plus de vingt-quatre heures.
Le jeune homme avait conquis l’estime ou l’affection de tous ceux qui le connaissaient; un concours immense de citoyens accompagna ses restes au cimetière.
La plupart des assistants avaient le visage baigné de larmes. Seul de sa famille à l’enterrement, car il n’est pas d’usage, parmi les Anglais, que les femmes suivent les convois funèbres, M. du Sault ne pleurait pas; mais ses yeux secs, rougis, ses traits altérés disaient assez la violence du chagrin qui rongeait son cœur.
Bertrand fut inhumé, d’après les rites de l’église catholique, dans laquelle il avait été élevé.
Sur la fosse, le prêtre dit l’office des trépassés; puis, tour à tour, et lentement, les amis du jeune homme aspergèrent d’eau bénite son cercueil, le jonchèrent de couronnes d’immortelles, et le fossoyeur arriva avec sa bêche, innocent outil qui, dans ses mains, devient le plus sinistre des instruments.
Déjà le cimetière se vidait; déjà ceux qui avaient pris part aux obsèques perdaient leur air grave et recueilli, et s’entretenaient complaisamment des qualités et des défauts du défunt.
Et, pelletée par pelletée, la terre, la froide terre, tombait, s’entassait avec un bruit sourd, caverneux, monotone, sur le corps du malheureux Bertrand.
Un quart d’heure après, un petit tertre et une croix de bois noir marquaient seuls la place où il gisait.
Le comte Arthur Lancelot arriva dans la soirée de ce jour à Halifax.
On lui apprit la fin prématurée du fils de M. du Sault.
Cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Il pâlit, chancela, et serait tombé si on ne l’avait soutenu. Mais cette révolution passa, en apparence, avec la rapidité de l’éclair. Le comte se remit de son émotion, causa un moment de Bertrand, comme d’un ami sincère dont la perte l’affligeait vivement, sans toutefois le désespérer, et il regagna la maison qu’il occupait dans la ville.
Chez lui, sa douleur éclata encore; elle y éclata avec une véhémence navrante. Il s’arracha les cheveux, se tordit les mains, se roula sur le parquet, poussa des cris déchirants, jusqu’à ce que des larmes abondantes vinssent le soulager. Calmé par cette rosée salutaire, Arthur Lancelot sortit, il se fit conduire au cimetière, tomba à genoux sur la tombe de Bertrand et pria longuement.
Le crépuscule étendait ses ombres sur Halifax, quand il se releva.
Il était en proie à une excitation fiévreuse.
– C’est décidé, murmura-t-il; il faut que je le voie… Cette nuit… Oui, cette nuit…
Et il quitta le cimetière après avoir minutieusement observé les lieux et s’être assuré qu’il pourrait les reconnaître, même au milieu des ténèbres.
De retour à son logis, il sonna.
Un homme d’une corpulence énorme et le visage couturé de balafres, qui le rendaient hideux, parut en faisant le salut militaire.
– Oui, maître, dit-il.
– Samson, lui commanda le comte, tu m’accompagneras cette nuit.
– Oui, maître.
– Tu te muniras d’une lanterne sourde.
– Oui, maître.
– De pelles et de pioches.
– Oui, maître.
– Est-ce tout?… Voyons… Non, nous aurons encore besoin de cordes.
– Oui, maître.
– C’est bien.
– Oui, maître.
– Va!
– Oui, maître, répondit le serviteur évoluant sur les talons avec la précision d’un vieux troupier.
– Ah! se ravisa le comte, à minuit tu frapperas à ma porte.
– Oui, maître.
Ces deux mots, changés quelquefois en «non, maître», étaient les seuls qu’on eût jamais entendus sortir de la bouche de Samson. Aussi les curieux, qui avaient tenté de le séduire, pour en tirer quelques informations sur le comte, disaient-ils que c’était un automate ambulant. Ses pas étaient, du reste, toujours comptés, toujours mesurés; ses mouvements avaient la régularité d’une horloge; sa voix conservait toujours la même inflexion. C’était une note brève et sèche, laquelle fatiguait, irritait l’oreille par son uniformité.
Jamais on n’avait vu Samson en colère. Cependant, il ne laissait pas facilement approcher du comte. Plus d’un indiscret, plus d’un importun avaient été méthodiquement appréhendés au corps par l’Hercule et aussi méthodiquement lancés à cinq, dix, quinze ou vingt pas, suivant le degré d’ennui qu’ils avaient causé audit Samson. Les larmes lui étaient étrangères; le rire lui était inconnu. D’émotion, il ne paraissait pas susceptible. C’était une surface de bronze qui ne laissait rien percer de ce qui s’agitait derrière.
Le comte n’avait pas d’autre domestique attitré. Quand il demeurait à Halifax, il louait un laquais et un cocher pour sa voiture, un groom et un valet d’écurie pour ses chevaux. Mais ces gens vivaient au dehors, et il leur était défendu de se présenter à l’appartement du jeune homme.
Comment se nourrissait-il? on l’ignorait. Quand il rendait un dîner, c’était à l’hôtel.
Samson le suivait partout, l’attendait à la porte des maisons où il avait affaire, et rarement se trouvait-il à plus de cent pas de lui.
À minuit sonnant, il heurta trois coups à la porte du comte.
– C’est bien, j’y suis, répondit celui-ci.
Et il ouvrit.
– As-tu les instruments? dit-il.
– Oui, maître.
– Prends aussi des pistolets.
– Oui, maître.
Samson fit trois enjambées dans la chambre, ramena ses pieds en équerre, et décrocha une paire de pistolets d’arçon pendus dans une panoplie à la muraille.
– Es-tu