La capitaine. Emile Chevalier

La capitaine - Emile Chevalier


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dit Bertrand, il faut l’avoir éprouvée, cette agonie cent fois pire que la mort, pour en pouvoir parler. Et encore! Y a-t-il des expressions capables de traduire fidèlement toutes ces épouvantables émotions! Je me demande comment on n’en meurt pas! comment la violence des chocs ne fait pas éclater le cerveau, rompre les attaches du cœur!

      – Pauvre frère! dit Emmeline en se jetant de nouveau à son cou; pauvre frère, oh! comme je t’aime! N’est-ce pas que nous ne nous quitterons plus… non, jamais… D’abord, je veux, monsieur, que vous abandonniez ce vilain métier de marin!

      – Nous verrons, nous verrons, petite folle, dit Bertrand, en lui rendant prodigalement ses caresses.

      Ils formaient un groupe exquis que l’art eût aimé à reproduire.

      Grande, mince, élancée, Emmeline avait des proportions admirables, dont un élégant déshabillé faisait merveilleusement ressortir les beautés. Ses cheveux étaient blonds comme l’or, ses yeux – contraste saisissant – noirs comme le jais.

      Des traits corrects, un teint ordinairement rose, des extrémités fines, nerveuses, une physionomie de race achevait d’en faire à l’extérieur une femme entièrement séduisante.

      Pour le caractère, elle était languissante, molle comme une créole; mais impérieuse comme elle, à certains moments; comme elle aussi dure, opiniâtre, inflexible.

      Ce caractère n’avait pas, du reste, reçu tout son dessin. Il offrait des lignes indécises, noyées, que le feu des passions n’avait pas encore accentuées, mais qu’il ne tarderait pas à creuser, à mettre en relief.

      Bertrand était tout l’opposé de sa sœur, au physique comme au moral.

      Si elle avait les cheveux blonds, il les avait châtains foncés; si elle avait les yeux noirs, il les avait d’un bleu d’azur. Quoique pâli par la maladie, son visage était rond, plein; une de ces figures dont le peuple dit: «C’est une figure de bon enfant.»

      Sans manquer de distinction, il était loin de posséder le galbe et le maintien aristocratiques d’Emmeline.

      Elle semblait la fille d’une duchesse, en présentait la grâce, la fierté innée; lui, le fils d’un parvenu, en montrait la tournure et le naturel un peu vaniteux.

      Ce qui ne l’empêchait pas de passer, à Halifax, et d’être en somme un jeune homme de bon ton et de manières excellentes. Si j’étais commère, j’ajouterais qu’avant l’arrivée d’Arthur Lancelot, il était le point de mire des plus riches et des plus nobles héritières.

      – Mais, reprit-il, comment se fait-il qu’on n’ait pas attendu davantage, qu’on ne m’ait pas saigné avant de m’ensevelir?

      – Que veux-tu? les médecins assuraient…

      – Ah! je le sais bien, je ne le sais que trop ce qu’ils assuraient, les imbéciles! Je les entendais assez, si je ne les voyais!

      – Quoi! tu entendais! s’écria Emmeline surprise.

      – Comme je t’entends, ma chère sœur.

      – Et tu ne sentais pas?

      – Non, rien!

      – Se peut-il?

      – Quand, en sanglotant, ma mère et toi, vous avez dit que vous vouliez m’embrasser une dernière fois, je vous ai entendues: j’aurais voulu crier, faire un mouvement, briser ces chaînes de plomb qui me tenaient immobile; j’aurais voulu vous dire: mais je ne suis pas mort! Je vis, consolez-vous, séchez vos larmes! Je suppliais Dieu de me rendre les sens pour une minute, pour une seconde; je le conjurais de faire glisser un souffle, un seul sur mes lèvres, d’animer mon cœur d’un battement, mon sang d’une pulsation; mais je ne distinguais rien, ne recevais d’impression que par l’ouïe: un corps inerte, de glace, accessible seulement au son, emprisonnait mon esprit.

      – Oh! c’est affreux! … affreux! …

      – Oui, bien affreux! continua le jeune homme. Il ne peut y avoir de supplice comparable; car cet esprit, il avait toute sa lucidité. Je crois même que sa sensibilité avait décuplé pour la perception, l’analyse et la souffrance de douleurs qu’à l’état normal un homme ne saurait supporter.

      – Oh! tais-toi! tais-toi! tais-toi, Bertrand! dit Emmeline en cachant son visage dans ses mains.

      Mais le frère aimait à parler de lui. C’était son défaut. Il continua, en s’animant:

      – Et quand les chirurgiens eurent déposé que j’étais mort, quand vinrent les ensevelisseuses, quand j’assistai à leur conversation lugubre, quand sur ma tête retentit le marteau qui clouait mon cercueil! puis les chants funèbres, le Requiem: cette voix solennelle du prêtre, ces répons nasillards et comme ironiques des chantres et des enfants de chœur, et les gémissements des assistants sur ma fosse, et le cri déchirant de notre père, – lorsqu’on l’entraîna loin du lieu où je devais expirer, en toute connaissance de moi-même et sans pouvoir protester contre l’ignorance implacable qui me condamnait, – et la première pelletée de terre qui m’annonça que c’en était fait, que tout était fini, irrévocablement, entre ce monde et moi…

      – Quelle destinée! quelle destinée! balbutia Emmeline frémissante.

      – Jusque-là, poursuivit Bertrand, j’avais nourri quelque espoir. Je me disais que le bon Dieu serait miséricordieux, qu’il se laisserait fléchir à mes ardentes prières, que chauffée par les brûlants désirs de mon esprit, ma chair s’amollirait, qu’elle reprendrait son impressionnabilité; mais quand sur mon cercueil tombèrent ces cailloux avec un bruit sépulcral, oh! je n’eus plus que blasphème, rage et désespoir dans tout ce qui agissait encore en moi! Je ne conçois point que les derniers ressorts de l’existence ne se brisent pas en mille et mille pièces dans un pareil instant, ne durât-il qu’une tierce.

      – Tu perdis alors le sentiment?

      – Oui, tout à fait, et fort heureusement…

      – Pauvre bon frère!

      – Je serais devenu fou! Que dis-je? sais-je ce que je serais devenu? Fou! ne l’étais-je pas déjà?

      – Mais ton retour?

      – Ah! ce fut comme un réveil après un long et terrible cauchemar.

      – Je le crois bien!

      – J’étais accablé de fatigue, courbaturé dans tous mes membres. Des images flottaient confuses devant mon cerveau. Je voulus me remuer, mes mains rencontrèrent un corps dur; j’en eus peur, une peur atroce, et restai quelques moments immobile. J’avais oublié le passé; je me demandai, chose inouïe! si l’on ne m’avait pas enterré vif. Est-ce que je rêve, ou suis-je éveillé, me disais-je? Cependant ma respiration était pénible. J’avais sur la poitrine un poids qui l’étouffait, mes oreilles bourdonnaient comme si elles avaient renfermé des essaims de frelons…

      – Que tout cela est étrange!

      – Ah! bien étrange, petite sœur!

      – Mais l’air te manquait?

      – Quand j’aspirais, c’était comme si j’avais eu la bouche près d’une fournaise.

      – Il y avait de quoi mourir cette fois pour tout de bon, fit Emmeline, en lui prenant la main et la serrant doucement dans les siennes.

      – Je pensais m’évanouir et retombais dans une indicible torpeur, que ne pouvaient dissiper des sons aigus au-dessus de moi, lorsqu’un courant frais vint caresser mon visage.

      – Ah! c’était le secours…

      – Ce que c’était, pour moi, chère Emmeline, c’était la plus agréable sensation que j’eusse éprouvée jamais; je renaquis; la circulation de mon sang se rétablit. Je fus inondé d’un bien inexprimable, dont je jouissais voluptueusement sans vouloir me bouger, sans en avoir même l’idée, tant j’étais heureux, tant je me complaisais au sein de ces délices nouvelles.

      – Égoïste!


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