La capitaine. Emile Chevalier

La capitaine - Emile Chevalier


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comment! demandèrent plusieurs personnes.

      – Oh! c’est simple, c’est-à-dire atroce, reprit l’officier. Les requins de l’Atlantique, auxquels Monsieur – et il désigna ironiquement Lancelot – affecte de ne pas croire, sont des brigands retranchés dans les îles du golfe, et qui capturent les bâtiments du commerce que la mauvaise chance pousse dans leurs parages. Ce sont des lâches qui massacrent les équipages, violentent les femmes, égorgent les petits enfants…

      – Ne les mangent-ils pas aussi, capitaine Irving? dit le comte avec un rire moqueur.

      – Je n’en serais pas surpris, répondit naïvement l’officier.

      Un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée.

      – Vous les avez vus? continua Arthur, d’un ton moqueur.

      – Comme je vous vois.

      – Ah! c’est différent. Vous pouvez nous donner des détails, sans doute.

      – Oui, monsieur.

      On fit silence pour écouter M. Irving.

      – Ils ont un chef, n’est-ce pas? poursuivit Lancelot.

      – Un chef masqué.

      – Masqué! répéta-t-on de toute part, avec étonnement.

      – Masqué et toujours vêtu de noir. Ce chef commande deux frégates aussi noires que lui, car j’oubliais de vous dire que son masque est de soie noire…

      – Un héros de roman! interrompit le comte de son air railleur.

      – Oh! riez, riez, monsieur le sceptique! vos rires et votre dédain…

      – Ah! messieurs, messieurs, intervint un colonel d’artillerie, point d’injures, je vous rappelle à l’ordre. Il y a des dames, ici.

      – Permettez-moi de vous faire observer, mon cher colonel, que votre interruption est au moins intempestive, pour ce qui me concerne, repartit Lancelot d’une voix douce et ferme, avec un sourire sur les lèvres.

      – Assurément, assurément, balbutia le vieux officier qui, connaissant l’estime en laquelle sir George Prévost tenait le comte, n’eût pas voulu pour beaucoup blesser ce dernier.

      Quant à M. Irving, n’étant que capitaine, il n’osa protester contre la partialité de son supérieur; mais il lança à Arthur un regard qui fit frémir Emmeline.

      – Je vous en prie, murmura-t-elle tout bas à Lancelot, cessez cette conversation, elle me fait mal!

      – Je suis trop votre esclave pour ne point vous obéir, répondit-il d’un ton qui ravit la jeune fille.

      – Mais la suite de l’histoire des Requins? demanda la dame, cause involontaire de cette petite altercation.

      – Ce sera pour demain, dit le secrétaire intime de sir George, qui le remplaçait en son absence. Maintenant, je propose un tour de promenade avant le bal.

      Tout le monde se leva de table.

      La plupart des convives descendirent, deux à deux, dans les jardins. Mais quelques-uns, parmi lesquels se trouvait Bertrand du Sault, qui n’était pas encore assez bien rétabli pour s’exposer au serein, restèrent dans les salons de jeu.

      Ces salons ouvraient sur des bosquets illuminés avec des verres de couleurs, somptuosité nouvelle dans la colonie.

      Le bal devait avoir lieu sous les bosquets.

      Vers dix heures, il commença au son de la musique militaire. Le comte Arthur Lancelot dansa le premier quadrille avec Emmeline, et l’un et l’autre dansaient dans la perfection. Aussi un cercle de curieux s’était-il formé autour d’eux. Mais le jeune homme paraissait insensible à leurs murmures admiratifs; ses regards étaient attachés sur Bertrand qui faisait une partie de bluff avec le capitaine Irving.

      – Vous trichez, dit tout à coup l’enseigne à son adversaire, qui venait de glisser furtivement une carte dans le jeu.

      – Vous en avez menti, répondit la capitaine d’une voix sifflante.

      Bertrand lui jeta ses cartes à la face.

      Cette scène avait été rapide. Personne n’y avait pris garde. Seul, Arthur Lancelot l’avait vue.

      IV. Au cottage de Bellevue

      Les deux antagonistes s’étaient levés en échangeant ces mots:

      – Vous m’en rendrez raison, monsieur!

      – Demain toute la journée, je me tiendrai à votre disposition.

      Puis ils s’étaient éloignés, chacun d’un côté.

      Sans le vouloir, sans y penser, Arthur Lancelot serra la main de sa partenaire, mais il faillit manquer la figure qu’il dansait.

      – Vous êtes distrait, monsieur; soyez plus attentif, je vous prie, on nous observe! lui dit tendrement Emmeline, qui s’attribuait bien gratuitement la cause de cette distraction.

      – Ah! ma chère… commença le comte.

      Mais s’apercevant que son qualificatif était un peu bien familier, il reprit, quoique la jeune fille, charmée, l’encourageât à continuer par un regard souriant:

      – Ah! mademoiselle… pourrais-je n’être pas distrait! … en votre présence adorable, ajouta-t-il au bout d’un instant.

      Emmeline ne tint pas compte de l’intervalle dont il avait séparé chaque membre de phrase, surtout le dernier. Elle fut convaincue que le cœur rebelle d’Arthur était enfin vaincu, subjugué, car jamais elle ne l’avait vu si ému.

      C’est qu’elle aimait Lancelot depuis la première fois qu’elle l’avait rencontré à un bal, chez l’intendant maritime de la station, il y avait plus de huit mois déjà! Et huit mois, comme c’est long pour une personne qui n’a d’autre occupation que le travail fantaisiste d’une imagination fougueuse.

      Ce soir-là fixa son avenir. Le comte fit, il est vrai, peu attention à elle; mais l’amour a du goût pour les oppositions. On sait qu’il trouve à butiner son miel là où un indifférent ne voit que des épines ou du sable, et que, comme certains êtres animés, il (je parle toujours de l’amour) se nourrit au besoin de sa propre chair.

      Éprise du comte, Emmeline déploya toutes ses éloquentes finesses de femme pour l’attirer chez son père. Elle jouissait naturellement de la grande et excellente liberté que les mœurs anglaises accordent aux demoiselles; aussi pouvait-elle faire des invitations en son nom; et se conduire dans le monde comme chez nous une jeune dame de bon ton.

      Mais la réussite de son projet ne présentait pas autant de difficultés qu’elle l’avait supposé, en entendant dire que le comte Lancelot était hautain, d’une politesse exquise, mais froide, d’une humeur épigrammatique, surtout avec les femmes; un dandy de haute saveur qui affectait d’être blasé sur tous les plaisirs.

      Certes, ces rumeurs n’avaient rien d’agréable pour Emmeline. Cependant, elles irritèrent sa passion naissante plutôt qu’elles ne la refroidirent, et elle fut enchantée de voir que, dans cette soirée même, Arthur témoignait à son frère Bertrand une préférence marquée sur tous les autres jeunes gens.

      La liaison entre eux fut très prompte; elle fut bientôt très étroite.

      Emmeline s’en applaudit, quoique, parfois, elle se sentit piquée de la tiédeur que Lancelot avait pour elle, tandis qu’il manifestait pour Bertrand l’empressement le plus chaleureux.

      Cette tiédeur à son endroit, il n’était guère possible de la considérer comme un fruit de la timidité, car avec un grand air de distinction et une conversation toujours raffinée, le comte était souvent hardi, provocant dans ses expressions. Mais l’amour est si ingénieux pour s’abuser, qu’Emmeline portait au compte de ce sentiment la réserve d’Arthur.

      Myope et bavard, à son habitude,


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