Double-Blanc. Fortuné du Boisgobey

Double-Blanc - Fortuné du Boisgobey


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ça ne me regardait pas, et on dit chez nous qu’il ne faut jamais se mêler d’aider les gendarmes. Mais je voulais savoir ce qu’il allait devenir et je me suis arrangé pour ne pas le perdre de vue. Vous ne devineriez jamais ce qu’il a fait… Il a enlevé la fausse barbe qui lui cachait tout le bas de la figure et, après, il a eu l’aplomb de rentrer dans le corridor des premières où il avait fouillé les poches, un quart d’heure auparavant. Ça le changeait tellement de ne plus avoir de poils au menton que le monsieur qu’il a volé ne l’aurait pas reconnu. Mais moi qui l’avais vu ôter ses postiches, j’étais sûr que c’était lui. Et puis, il a des yeux qu’on ne peut pas oublier, des yeux d’émouchet.

      – Tout ce que tu me contes là ne m’explique pas pourquoi je l’ai eu sur mes talons depuis l’Opéra.

      – Faut croire qu’il avait de bonnes raisons pour vous filer, car du moment qu’il vous a revu dans le couloir des premières loges, il n’a fait que tourner autour de vous, pendant que vous causiez avec vos amis, et quand vous êtes sorti du théâtre, il est sorti derrière vous, sans prendre le temps de retirer son paletot du vestiaire. Tout ça m’a paru louche, et je vous aurais averti, si j’avais osé vous parler devant ces messieurs… mais je n’ai pas osé et je me suis décidé à lui emboîter le pas, tant qu’il ne vous aurait pas lâché.

      – Je ne peux pas t’en vouloir, mais je crois que tu t’es trompé… car enfin, pourquoi ce gredin se serait-il mis à mes trousses? Il m’a vu de très près en me bousculant là-bas, mais il ne me connaît pas. Il m’a suivi comme il aurait suivi le premier venu, pour me dévaliser s’il en trouvait l’occasion, et il a cru la trouver dans ce coin sombre. Il a manqué son coup et il court encore. Il ne recommencera pas.

      – Que le bon Dieu vous entende, notre maître!… Mais si ce gueux-là a quelque chose contre vous, il ne sera pas en peine de vous retrouver, maintenant qu’il sait où vous demeurez.

      – Eh! bien, qu’il y vienne, répondit froidement Hervé. Je le recevrai de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Mais il s’en gardera, car il sait que je pourrais le faire arrêter… je n’aurais qu’à dire qu’il a volé au bal de l’Opéra et qu’il a essayé de m’attaquer à ma porte… tu me servirais de témoin. Seulement, il ne s’avisera pas de s’y frotter. Je ne te sais pas moins gré de l’avoir mis en fuite et tu peux compter que je t’aiderai comme je te l’ai promis.

      Maintenant, mon gars, va retrouver ta malade… et ouvre l’œil en route… ce coquin n’aurait qu’à te rattraper et à te tomber dessus…

      – Oh! dit Alain en secouant la tête, ce n’est pas à moi qu’il en veut et je n’ai peur que pour vous, notre maître, car, bien sûr, il ne vous a pas suivi pour rien, et si j’étais à votre place…

      – Bonne nuit! interrompit Scaër en passant la porte cochère qui venait de s’ouvrir à son coup de sonnette.

      Il la referma au nez du Breton trop zélé, prit un bougeoir des mains du garçon qui veillait et monta lestement au troisième étage où il occupait un joli appartement dont les fenêtres donnaient sur la place Vendôme.

      Il en avait assez de ces semblants d’aventures qui n’aboutissaient à rien; il n’était pas très convaincu d’avoir couru un danger, comme le prétendait le gars aux biques, et il lui tardait d’être seul pour lire enfin la lettre de cette inconnue qui s’était dérobée au moment où elle commençait à l’intéresser.

      Hervé s’était laissé entraîner au bal de l’Opéra sans songer à mal, et il en revenait la tête pleine de pensées qui n’avaient pas pour objet Mlle Solange de Bernage, sa riche et charmante future.

      Ce mariage, à vrai dire, était pour lui un mariage de raison, en ce sens qu’il le sauvait d’une ruine totale, mais il ne s’était pas fiancé à contrecœur, car sa fiancée lui plaisait fort.

      L’aimait-il comme il avait aimé autrefois une jeune fille qu’il avait rêvé d’épouser et dont il n’avait pas perdu le souvenir? Assurément, il ne l’aimait pas de la même façon, car en la voyant pour la première fois, il n’avait pas reçu ce qu’on appelle dans les romans le coup de foudre, mais depuis qu’il était son prétendu accepté, il avait eu le temps d’apprécier toutes ses qualités.

      Le hasard avait joué un grand rôle dans cette histoire dont la conclusion approchait.

      À la mort de son père, Hervé avait hérité d’une fortune très importante, mais très embarrassée.

      Le vieux baron de Scaër n’avait jamais eu qu’une passion, l’agriculture, mais celle-là coûte plus cher que toutes les autres. Il s’était obéré en défrichements, drainages, cultures nouvelles et autres améliorations qui amendent le sol en ruinant le propriétaire.

      Hervé n’avait pas les mêmes goûts; il n’aimait de la campagne que les sports qu’on y pratique: la chasse, l’équitation, la pêche; mais il aimait aussi les plaisirs de Paris où il passait neuf mois de l’année, et au lieu d’économiser sur ses revenus pour éteindre les dettes laissées par son père, il n’avait fait qu’en contracter de nouvelles. Tant et si bien qu’à force d’emprunter sur hypothèques, il s’était aperçu un beau matin qu’il ne lui restait plus qu’à vendre ses fermes, ses bois et le vieux castel de ses aïeux, bâti par un Le Gouesnach, au temps de la duchesse Anne, avant l’annexions du duché de Bretagne au royaume de France.

      Le sacrifice était dur, mais Hervé s’y était résigné, et avec les épaves qu’il sauverait du naufrage, il avait résolu d’aller bravement tenter de refaire sa fortune en Australie, cette terre promise des fils de famille expropriés.

      Encore fallait-il trouver un acquéreur, et au pays de Cornouailles, ils sont rares les capitalistes disposés à immobiliser un million.

      Un Parisien s’était présenté, un homme enrichi par d’heureuses spéculations, ambitieux, entiché de noblesse, comme beaucoup de ses pareils, et voulant à tout prix conquérir une situation politique.

      Cet acheteur providentiel s’appelait de son vrai nom Laideguive et se faisait appeler M. de Bernage, en attendant qu’il se fît titrer, à beaux deniers comptants.

      Il était venu tout exprès dans le Finistère pour visiter les domaines à vendre et il avait amené avec lui sa fille, une adorable enfant qui ne lui ressemblait guère et qui s’était éprise à première vue du jeune seigneur de Scaër, pendant qu’il leur montrait les propriétés dont il était obligé de se défaire.

      Un gentilhomme pauvre n’était pas précisément le gendre qu’aurait souhaité M. Laideguive de Bernage; mais cet archi-millionnaire s’était avisé d’une combinaison qui lui avait paru avantageuse: marier sa fille à Hervé, sous le régime dotal, et lui constituer en dot les biens du susdit Hervé, libérés d’hypothèques, en ajoutant à cet apport respectable une rente de quarante mille francs pour mettre le jeune ménage à même de faire figure à Paris, tous les hivers.

      M. de Bernage ferait restaurer à ses frais le château de Trégunc que les nouveaux mariés habiteraient pendant la belle saison.

      Il y passerait chaque année quelques mois avec eux et, bénéficiant de l’honorabilité et de la popularité de la famille de Scaër, il finirait certainement par arriver à la députation.

      C’était le temps des candidatures officielles, et quoique soutenu par le gouvernement impérial, le beau-père d’Hervé ne serait pas combattu par les légitimistes.

      Bien entendu, il s’était abstenu de confier ses projets à son futur gendre; encore moins à sa fille qui tenait à épouser Hervé, parce qu’elle s’était passionnée pour ce beau et brave garçon, et qui ne songeait guère aux avantages sociaux d’une alliance avec un Le Gouesnach.

      Elle n’était cependant pas fâchée de devenir baronne et surtout châtelaine, mais elle aimait vraiment Hervé pour lui-même, et elle attendait avec impatience que le jour de son mariage fût fixé, car elle était jalouse, quoique son promis ne lui donnât


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