Borgia. Michel Zevaco

Borgia - Michel  Zevaco


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communs, mais confortables étaient disposés : il y en avait une vingtaine. Sur chacun de ces sièges était assis un homme. D’un geste, l’un de ces hommes montra au chevalier un siège inoccu-pé : Ragastens y prit place et attendit.

      La plupart de ces hommes étaient jeunes. Sur leurs visages s’accentuait le type de la beauté italienne dans ce qu’il y a de sé-vère et de doux à la fois. Une même gravité imprimait à ces phy-sionomies un caractère commun de décision, d’inébranlable vo-lonté…

      – Morbleu ! Voilà des hommes !… S’ils conspirent, je plains celui ou ceux à qui ils en veulent… Mais contre qui conspirent-ils ?… Et « elle » ?… Où est-elle ?… Quel rôle joue-t-elle dans le formidable drame que j’entrevois sur ces visages ?… Quel rôle me réserve-t-elle à moi-même ?…

      À ce moment, un bruissement de robe, des pas légers se fi-rent entendre dans la galerie que Ragastens avait suivie. Toutes les têtes se tournèrent de ce côté.

      Presque toutes les figures de ces hommes exprimaient l’impatience. Mais trois ou quatre d’entre elles laissaient percer un sentiment auquel l’instinct du chevalier ne pouvait se trom-per : c’était de l’amour !…

      À l’entrée de la salle, une femme parut. Ragastens la devi-na : c’était Primevère ! Son visage se cachait sous un long voile noir et elle était vêtue de noir…

      À l’aspect de ces signes d’un deuil récent, un murmure d’étonnement parcourut l’assemblée ; tous ces hommes se levè-rent et entourèrent la jeune fille qui, debout, appuyée au mur, laissa éclater une douleur qu’elle ne pouvait plus contenir. L’un des conjurés, le prince Manfredi, vieillard à barbe grise, s’approcha et lui prit la main.

      – Béatrix, dit-il, que signifient ces vêtements de deuil ? Par-lez… quelle catastrophe…

      Primevère, alors, souleva son voile.

      – Ma mère est morte !

      – Morte ? La comtesse Alma ?

      – Assassinée !… Empoisonnée !… En est-ce assez ? Sei-gneurs dépouillés, princes, barons et comtes dépossédés, faut-il encore de nouveaux crimes ?… Et c’est toujours la même main qui frappe, infatigable, jamais rassasiée de meurtres… c’est tou-jours le même homme… le même tyran qui conçoit l’assassinat : le pape !… Et c’est toujours le même homme… le même tigre qui se rue sur la victime désignée à ses coups… son fils… César Bor-gia !…

      – César Borgia ! exclama sourdement le chevalier de Ragas-tens devenu livide. César ! Mon protecteur !

      Au nom de Borgia, un frémissement agita les conspirateurs. Aucun cri ne leur échappa. Mais un sentiment d’implacable haine se lut sur leurs visages.

      – Béatrix ! reprit alors le prince Manfredi… ma fille !… lais-sez-moi vous donner ce nom, puisque votre père n’est pas à la place qu’il devrait occuper… mon enfant, je cherche en vain les paroles qui pourraient consoler votre douleur… C’est un affreux malheur, mon enfant… Mais si une chose au monde peut vous consoler, c’est la certitude d’une prochaine et éclatante ven-geance… Nos amis, tous présents à ce dernier rendez-vous que vous aviez indiqué, nous apportent de bonnes nouvelles… Les Romagnes s’agitent… Florence s’inquiète de la puissance des Borgia… Bologne et Plombino vont se soulever… Forli, Pesaro, Imola, Rimini, lèvent des hommes… Il suffit d’une étincelle pour enflammer cet incendie qui couve…

      Béatrix s’essuya ses yeux. Sur ce charmant visage s’étendit comme un masque volontaire d’intrépide énergie…

      – Seigneurs, dit-elle, la douleur où vous me voyez n’a point abattu mon ardeur. Si terrible que soit le coup qui me frappe, il n’a rien ajouté à ma haine, rien retranché à ma décision… Une première fois, Monteforte a résisté à César… Cette fois-ci, c’est de Monteforte que partira le signal libérateur… Je sais que César se prépare à marcher sur la forteresse des Alma, dernier rempart de nos libertés… Seigneurs, c’est donc à Monteforte que nous de-vons concentrer toutes les forces de résistance… Et c’est là que je vous donne rendez-vous…

      – À Monteforte !

      Ce fut un cri, ou plutôt une exclamation brève et forte qui jaillit de toutes les bouches.

      – Nous allons nous séparer, reprit alors Béatrix ; mais je veux d’abord remplir un devoir envers vous tous en vous présen-tant le nouveau compagnon qui est parmi nous.

      Les regards se portèrent, avec une curieuse sympathie, sur Ragastens. Primevère saisit la main du chevalier.

      – Seigneurs, dit-elle, voici le chevalier de Ragastens, une fière épée, un noble cœur… Vous comprendrez toute la confiance qu’il m’a inspirée, puisqu’il n’a pas hésité, pour me sauver, à ris-quer la haine de Borgia !…

      Un murmure de sympathie se fit entendre. Le prince Man-fredi tendit sa main à Ragastens.

      – Chevalier, dit-il, soyez le bienvenu parmi nous…

      Mais, à la stupéfaction générale, Ragastens ne prit pas la main qui lui était offerte. Il avait baissé la tête. Une expression de tristesse bouleversait son visage si insoucieux d’habitude.

      Un silence plein de menace et de méfiance se fit dans la crypte. Primevère recula de deux pas. Elle pâlit et ses yeux an-xieux interrogèrent le chevalier.

      Celui-ci releva la tête. Son regard fit le tour de l’assemblée et se posa enfin sur Primevère.

      – Madame, dit-il, et vous, messieurs, un terrible malenten-du s’élève entre nous… Il ne me convient pas de dissimuler la vé-rité… Quelles que soient les suites de ma franchise, je dois vous dire que j’appartiens à Monseigneur César Borgia depuis mon arrivée à Rome…

      – Trahison ! s’exclama le prince Manfredi, tandis que plu-sieurs poignards jetaient dans l’ombre de sinistres lueurs.

      – Non, pas trahison, monsieur ! répondit Ragastens avec une souveraine hauteur… Malentendu dont je ne suis même pas responsable !… En d’autres circonstances, monsieur, vous paie-riez de votre vie le mot que vous venez de prononcer… Mais pour votre vieillesse, pour vos inquiétudes, et surtout pour des pensées que je n’ai pas à vous expliquer… je vous pardonne !

      – Vous me pardonnez ! se récria le vieillard. Mort Dieu ! C’est la première fois qu’on parle ainsi à un prince Manfredi !

      – Oui, monsieur… et j’ai le droit de parler ainsi parce que vous m’avez outragé par une fausse accusation. Fussiez-vous roi, fussiez-vous empereur, fussiez-vous souverain pontife, moi ché-tif, je suis plus grand que vous, puisque je m’interdis d’user de représailles…

      Ragastens avait prononcé ces mots avec une singulière dou-ceur. Et il y avait dans son attitude une telle noblesse et dans la tristesse de son accent une si réelle grandeur que tous ces hommes, connaisseurs en intrépidité, ne purent s’empêcher de l’admirer.

      Primevère, à l’écart, assistait à cette scène pénible sans qu’il fût possible de deviner les sentiments qui agitaient son cœur.

      – Expliquez-vous, reprit Manfredi d’un ton bref.

      Le chevalier se tourna vers Primevère.

      – Madame, dit-il, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencon-trer et que j’ai pu m’interposer entre vous et ce moine, j’ignorais quelles étaient vos amitiés et vos haines !… Si, en accomplissant un devoir que tout homme eût accompli à ma place, je m’exposais à la vengeance du prince Borgia, du moins je ne le sa-vais pas… L’eussé-je su, madame, j’eusse considéré comme un grand honneur de m’exposer pour vous…

      – Eh bien, monsieur, fit vivement le prince Manfredi, si vous n’êtes pas engagé…

      – Je le suis ! interrompit Ragastens. J’ai vu le prince Borgia. L’accueil qu’il m’a fait a dépassé mes espérances…

      – En


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