Borgia. Michel Zevaco

Borgia - Michel  Zevaco


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ce que vous avez vu ou enten-du nous suffira…

      Ragastens pâlit. Il eut la sensation atroce qu’un fossé venait de se creuser entre lui et celle qu’il adorait. Il répondit d’une voix altérée :

      – À vous aussi, madame, je vous pardonne… Vous deman-dez ma parole de ne rien révéler des secrets que le hasard m’a li-vrés… Et cela seul suppose que vous me croyez capable d’une trahison, si je ne suis enchaîné par un serment… Mais vous avez ma parole.

      Les conjurés, étonnés de la simplicité, de l’assurance et de la noblesse qui éclataient dans les paroles et l’attitude du chevalier, s’inclinèrent.

      Ragastens, avec une sorte de mélancolie douloureuse, reçut cet hommage de ces hommes intrépides. Il salua d’un grand geste et, d’un pas assuré, s’enfonça dans la galerie qui conduisait au tombeau.

      Primevère, glacée, le vit s’éloigner lentement. Il lui sembla que la douleur de la mort de sa mère lui déchirait le cœur plus cruellement…

      XIV. ÂME EN PEINE

      Ragastens, lorsqu’il fut remonté à la surface de la terre, était livide, comme si, du tombeau de la Voie Appienne, il fût réelle-ment sorti un mort. Quelque chose de nouveau et de profond ve-nait d’entrer dans sa vie. C’était une poignante sensation de dé-sespoir et un sentiment confus de joie orgueilleuse à peine per-ceptible.

      Il allait à pas lents, entre les deux rangées de tombeaux, si-lencieux, s’interrogeant, cherchant à comprendre ce qui se pas-sait en lui. Et sa pensée s’épandait en phrases hachées :

      – Jadis, lorsqu’il m’arrivait de sentir battre mon cœur à l’aspect d’une femme, maintes fois, je me suis dit que j’aimais… Puis, en quelque cabaret, une querelle, un duel me faisaient ou-blier la femme aimée… J’étais libre alors… Libre de parcourir l’univers, avec la joie d’être partout chez moi !…

      Il s’arrêta, essuya son front d’un revers de main. Puis il murmura :

      – Libre !… Et seul !… Primevère ! murmura-t-il.

      Et comme sa main crispée se posait, dans un mouvement machinal, sur ses yeux brûlants de fièvre, il sentit que cette main se mouillait… Oui !… Ragastens pleurait !…

      XV. CONJONCTION

      Ragastens rentra dans Rome.

      Il se dirigea vers l’hôtellerie du Beau-Janus. Comme il lon-geait une rue qui le conduisait directement à l’auberge, son pied heurta quelque chose qui était étendu sur le pavé.

      – Qu’est-ce que cela ? murmura-t-il en se baissant. Un homme !… Un ivrogne peut-être ?… Ou un blessé ?… Eh ! l’homme, éveillez-vous, que diable !…

      Le chevalier se baissa davantage et secoua l’homme qui ne bougea pas.

      – Le pauvre est dans un triste état, pensa-t-il. Cependant, il n’est pas blessé… mes mains toucheraient du sang…

      À la lueur indécise du jour qui commençait à filtrer entre les toits, Ragastens constata alors que l’inconnu était un jeune homme aux cheveux ondulés châtain foncé, au front large et bombé, à la figure expressive ; ce jeune homme était simplement évanoui, car le chevalier, en posant sa main sur la poitrine, sentit nettement les battements du cœur.

      Il jeta les yeux autour de lui et s’aperçut qu’il n’était pas à vingt pas du Beau-Janus. Alors, il souleva l’inconnu, le chargea sur ses épaules et l’emporta.

      Réveillé par quelques coups de pied vigoureusement distri-bués dans la porte, maître Bartholomeo, l’aubergiste, s’empressa d’ouvrir et, tout en prodiguant les exclamations et les Santa Ma-ria ! aida Ragastens à transporter le jeune homme, toujours éva-noui, jusque dans la chambre du chevalier.

      Là, l’inconnu fut déposé sur le lit. Ragastens et son hôte se mirent à le frictionner, à lui frapper dans les mains et à bassiner ses tempes avec de l’eau fraîche.

      – Serait-il mort ? fit Bartholomeo… Mais, ajouta-t-il tout à coup, je le connais ! Il vient quelquefois ici boire un fiasco de vin blanc et manger une murène, avec un de ses amis. C’est un peintre. Il s’appelle Raphaël Sanzio…

      – Enfin ! murmura-t-il.

      Le jeune homme ouvrait les yeux. Rapidement, il revenait à la vie.

      – Êtes-vous mieux, monsieur ? demanda Ragastens.

      – Merci… Oui, mieux… beaucoup mieux… Qui êtes-vous, je vous prie ?

      – Chevalier de Ragastens, homme d’épée.

      – Et moi, Raphaël Sanzio, peintre… Je vous remercie de vos bons soins, monsieur… Mais qui m’a porté ici ?…

      – Moi-même… Je vous ai trouvé dans la rue, étendu tout de votre long et ne donnant plus signe de vie… à vingt pas d’ici…

      Raphaël passa ses deux mains sur son visage. Un soupir rauque comme un sanglot souleva sa poitrine.

      – Quel épouvantable rêve ! murmura-t-il.

      Ragastens, cependant, l’examinait avec une vive sympathie. Il eût voulu savoir pourquoi le jeune peintre s’était évanoui… il eût voulu pouvoir lui offrir son aide… car tout, dans l’attitude du jeune homme, dénonçait la violente douleur qui le bouleversait.

      – Monsieur, dit-il à Raphaël, je vois à votre visage que quelque tourment d’importance est cause de l’état où je vous ai trouvé… Peut-être puis-je disposer… du moins pour quelques heures encore… d’une certaine influence… Si quelqu’un peut vous venir en aide dans le malheur que semble annoncer votre mine affligée, je serais heureux d’être ce quelqu’un…

      – Oui, fit-il doucement, après examen, je vois que je puis me fier à vous. Je sens en vous un ami…

      D’un même mouvement spontané les deux hommes se ten-dirent la main et leur étreinte cimenta la sympathie mutuelle qui naissait de cette aventure.

      – Monsieur, s’écria Ragastens, puisque vous voulez bien m’appeler votre ami, disposez de moi, je vous prie, et dites-moi en quoi je puis vous être utile.

      – Chevalier, dit-il, vous voyez en moi l’homme le plus mal-heureux de Rome…

      – Auriez-vous donc l’infortune d’aimer et de ne pas être ai-mé ? demanda-t-il machinalement.

      Raphaël secoua la tête.

      – J’aime, répondit-il, et je suis aimé… Mais mon infortune n’en est peut-être que plus grande. Mais vous-même, monsieur… au son de vos paroles, je vois que votre cœur souffre autant que le mien…

      Le visage de Ragastens se crispa dans l’effort qu’il fit pour contenir une larme prête à lui échapper.

      – Ah ! monsieur, s’écria Raphaël en joignant les mains, je vous plains de toute mon âme…

      – L’aventure est plaisante, fit-il… c’est vous qui souffrez… c’est vous qui avez besoin d’aide, et c’est moi qui me plains, qui me fais consoler !… Ne parlons pas de moi… D’ailleurs, avec le caractère que je me connais, dans quinze jours, lorsque je serai loin d’ici, lorsque j’aurai repris ma vie errante au grand soleil, je n’y penserai plus…

      – Vous allez donc quitter Rome ?…

      – Au plus tôt ! répondit sans hésiter le chevalier… À moins que je ne puisse vous être vraiment utile… et, en ce cas, je retar-derai volontiers mon départ…

      Ragastens parlait de bonne foi. Il était bien résolu à fuir. Et s’il ne s’avouait pas qu’il serait bien heureux de rester, de se rac-crocher encore à quelque vague espoir, c’est que cette pensée, en-fouie au fond de son cœur, ne se formulait pas encore en lui.

      Raphaël reprit gravement :

      – Je


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