La corde au cou. Emile Gaboriau
prétend, je l'ai entendu dire, que vousêtes fort mal ensemble…
– Ni bien, ni mal. Je ne quitte pas le Valpinson. Monsieur de Boiscoran vit à Paris les trois quarts de l'année. Il n'est jamais venu chez moi, je n'ai jamais mis les pieds chez lui.
– On vous a entendu vous exprimer sur son compte en termes peu mesurés…
– C'est possible. Nous n'avons ni le mêmeâge, ni les mêmes goûts, ni les mêmes opinions, ni les mêmes croyances. Il est jeune, je suis vieux. Il aime Paris et le monde, je n'aime que ma solitude et la chasse. Je suis légitimiste, ilétait orléaniste et est devenu démocrate. Je crois que seul le descendant de nos rois légitimes peut sauver notre pays, il est persuadé que la République est le salut de la France. Mais on peutêtre ennemis politiques sans cesser de s'estimer. Monsieur de Boiscoran est un galant homme. Il est de ceux qui, pendant la guerre, ont fait bravement leur devoir, il s'est bien battu, il aété blessé.
Soigneusement, M. Galpin-Daveline notait les réponses du comte. Ayant fini:
– Il ne s'agit pas seulement de dissentiments politiques, reprit-il. Vous avez eu avec monsieur de Boiscoran des conflits d'intérêts…
– Insignifiants.
– Pardon, vous avezéchangé du papier timbré.
– Nos terres se touchent, monsieur. Il y a entre nous un malheureux cours d'eau qui est pour les riverains unéternel sujet de contestations.
M. Galpin-Daveline hochait la tête.
– Vous n'avez pas eu que ces différends, monsieur, dit-il. Vous avez eu, au su et vu de tout le pays, des altercations violentes.
Le comte de Claudieuse paraissait désolé.
– C'est vrai, nous avonséchangé quelques propos… Monsieur de Boiscoran avait deux maudits bassets qui toujours s'échappaient de leur chenil et venaient chasser sur mes terres. C'est incroyable ce qu'ils détruisaient de gibier…
– Précisément… Et un jour que vous avez rencontré monsieur de Boiscoran, vous l'avez menacé de donner un coup de fusilà ses chiens…
– J'étais furieux, je le reconnais; mais j'avais tort, mille fois tort, je l'ai menacé.
– C'est bien cela. Vousétiez armés l'un et l'autre, vous vousêtes animés, vous menaciez, il vous a couché en joue… Ne le niez pas; dix personnes l'ont vu, je le sais, il me l'a dit.
5. Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu…
Il n'était personne dans le pays qui ne sût de quel mal affreuxétait atteint le pauvre Cocoleu, personne qui ne fût bien persuadé qu'il n'y avait pas de soins à lui donner. Les deux hommes qui l'avaient emporté avaient donc cru faire assez en le déposant sur un tas de paille humide. L'abandonnant ensuite à lui-même, ils s'étaient mêlés à la foule pour raconter ce qu'ils venaient d'entendre.
C'est une justice à rendre aux quelques centaines de paysans qui se pressaient autour des décombres fumants du Valpinson, que leur premier mouvement fut d'accabler de quolibets ou de malédictions l'être sans cervelle qui venait d'attribuer l'incendie à M. de Boiscoran.
Malheureusement, les premiers mouvements, les bons, sont de courte durée. Un de ces mauvais drôles, paresseux, ivrognes et bassement jaloux, comme il s'en trouve au fond des campagnes aussi bien que dans les villes, s'écria: «Pourquoi donc pas?»Et ces seuls mots devinrent le point de départ des suppositions les plus hasardées.
Les querelles du comte de Claudieuse et de M. de Boiscoran avaientété publiques. Ilétait bien connu que presque toujours les premiers tortsétaient venus du comte et que toujours son jeune voisin avait fini par céder. Pourquoi M. de Boiscoran, humilié, n'aurait-il pas eu recours à ce moyen de se venger d'un homme qu'il devait haïr, pensait-on, et surtout craindre?
«Est-ce parce qu'il est noble et qu'il est riche?»ricanait le garnement.
De là à chercher des circonstances à l'appui des affirmations de Cocoleu, il n'y avait qu'un pas et il fut vite franchi. Des groupes se formèrent, et bientôt deux hommes et une femme donnèrent à entendre qu'on serait peut-être bien surpris s'ils racontaient tout ce qu'ils savaient. On les pressa de parler, et comme de raison, ils refusèrent. Mais déjà ils en avaient trop dit. Bon gré mal gré ils furent conduits à la maison où, dans le moment même, M. Galpin-Daveline interrogeait le comte de Claudieuse.
Telleétait l'animation de la foule et le tapage qu'elle menait, que M. Séneschal, frémissant à l'idée d'un nouvel accident, se précipita vers la porte.
– Qu'est-ce encore? s'écria-t-il.
– Des témoins! voilà d'autres témoins! répondirent les paysans.
M. Séneschal se retourna vers l'intérieur de la chambre, et après un regardéchangé avec M. Daubigeon:
– On vous amène des témoins, monsieur, dit-il au juge.
Sans nul doute M. Galpin-Daveline maudit l'interruption. Mais il connaissait assez les paysans pour savoir qu'ilétait important de profiter de leur bonne volonté et qu'il n'en tirerait rien s'il laissait à leur cauteleuse prudence le temps de reprendre le dessus.
– Nous reviendrons plus tard à notre… entretien, monsieur le comte, dit-ilà M. de Claudieuse. (Et répondant à M. Séneschal): Que ces témoins entrent, dit-il, mais seuls et un à un…
Le premier qui se présentaétait le fils unique d'un fermier aisé du bourg de Bréchy, nommé Ribot. C'était un grand gars de vingt-cinq ans, large d'épaules, avec une tête toute petite, un front très bas et de formidables oreilles d'un rouge vif. Il avait à deux lieues à la ronde la réputation d'un séducteur irrésistible et n'enétait pas médiocrement fier.
Après lui avoir demandé son nom, ses prénoms et sonâge:
– Que savez-vous? poursuivit M. Galpin-Daveline.
Le gars Ribot se redressa, et d'un air de fatuité qui fut si bien compris que les paysanséclatèrent de rire:
– J'avais, ce soir, répondit-il, une affaire… très importante, de l'autre côté du château de Boiscoran. On m'attendait, j'étais en retard, je pris donc au plus court, par les marais. Je savais que par suite des pluies de ces jours passés, les fossés seraient pleins d'eau, mais pour une affaire comme celle que j'avais, on trouve toujours des jambes…
– Épargnez-nous ces détails oiseux, prononça froidement le juge.
Le beau gars parut plus surpris que choqué de l'interruption.
– Comme monsieur le juge voudra, fit-il. Pour lors, ilétait un peu plus de huit heures, et le jour commençait à baisser quand j'arrivai auxétangs de la Seille. Ilsétaient si gonflés que l'eau passait de plus de deux pouces par-dessus les pierres du déversoir. Je me demandais comment traverser sans me mouiller, quand, de l'autre côté, venant en sens inverse de moi, j'aperçus monsieur de Boiscoran.
– Vousêtes bien sûr que c'était lui?
– Pardi! puisque je lui ai parlé!… Mais attendez. Il n'eut pas peur, lui, de se mouiller. Sans faire ni une ni deux, il releva son pantalon, le fourra dans les tiges de ses grandes bottes jaunes et passa. C'est alors seulement qu'il me vit, et il parutétonné. Je ne l'étais pas moins que lui. «Comment! c'est vous, notre monsieur!»lui dis-je. Il me répondit: «Oui, j'ai quelqu'un à voir à Bréchy.»C'était bien possible; cependant je lui dis encore: «Tout de même, vous prenez un drôle de chemin!»Il se mit à rire. «Je ne savais pas que lesétangs fussent débordés, répondit-il, et je comptais tirer des oiseaux d'eau…»Et en disant cela, il me montrait son fusil. Sur le moment, je ne vis rien à répliquer, mais maintenant, après ce qui s'est passé, je trouve que c'est drôle…
Cette déposition, M. Galpin-Daveline l'avaitécrite mot pour mot. Ensuite:
– Commentétait vêtu monsieur de Boiscoran? interrogea-t-il.
– Attendez…