La corde au cou. Emile Gaboriau
quand l'incendie s'est déclaré?
– Non.
– Tu l'as donc vu commencer?
– Oui.
– Comment a-t-il commencé?
Obstinément, l'idiot tenait ses regards rivés sur Mme de Claudieuse, avec l'expression craintive et soumise du chien qui cherche à lire dans les yeux de son maître.
– Réponds, mon ami, insista doucement la comtesse, obéis, parle…
Unéclair brilla dans les yeux de Cocoleu.
– On… on a mis le feu, bégaya-t-il.
– Exprès?
– Oui.
– Qui?
– Un monsieur…
Il n'était pas un des témoins de cette scène qui, pour mieux entendre, ne retînt sa respiration. Seul le docteur se dressa.
– Cet interrogatoire est insensé! s'écria-t-il.
Mais le juge d'instruction ne parut pas l'entendre, et se penchant vers Cocoleu, d'une voix qu'altérait l'émotion:
– Tu l'as vu, ce monsieur? demanda-t-il.
– Oui.
– Et tu le connais?
– Très… très bien.
– Tu sais son nom?
– Oh, oui!
– Comment s'appelle-t-il?
Une expression d'affreuse angoisse contracta la figure blême de Cocoleu; il hésita, puis enfin, avec un violent effort, il répondit:
– Bois… Bois… Boiscoran.
Des murmures de mécontentement et des ricanements incrédules accueillirent ce nom. D'hésitation, de doute, il n'y en eut pas l'ombre.
– Monsieur de Boiscoran, un incendiaire? disaient les paysans; à qui jamais fera-t-on accroireça?
– C'est absurde! déclara M. de Claudieuse.
– Insensé! approuvèrent M. Séneschal et M. Daubigeon.
Le docteur Seignebos avait retiré ses lunettes et les essuyait d'un air de triomphe.
– Qu'avais-je annoncé! s'écria-t-il. Mais monsieur le juge d'instruction n'a pas daigné tenir compte de mes observations…
M. le juge d'instructionétait de beaucoup le plusému de tous. Ilétait devenu excessivement pâle, et les effortsétaient visibles qu'il faisait pour garder son impassible froideur.
Le procureur de la République se pencha vers lui.
– À votre place, murmura-t-il, j'en resterais là, considérant comme non avenu ce qui vient de se passer.
Mais M. Galpin-Davelineétait de ces gens qu'aveugle l'opinion exagérée qu'ils ont d'eux-mêmes, et qui se feraient hacher en morceaux plutôt que de reconnaître qu'ils ont pu se tromper.
– J'irai jusqu'au bout, répondit-il.
Et s'adressant de nouveau à Cocoleu, au milieu d'un silence si profond qu'on eût entendu le bruissement des ailes d'une mouche:
– Comprends-tu bien, mon garçon, lui demanda-t-il, ce que tu dis? Comprends-tu que tu accuses un homme d'un crime abominable?
Que Cocoleu comprît ou non, ilétait en tout cas agité d'une angoisse manifeste. Des gouttes de sueur perlaient le long de ses tempes déprimées, et des secousses nerveuses secouaient ses membres et convulsaient sa face.
– Je… je dis la vérité, bégaya-t-il.
– C'est monsieur de Boiscoran qui a mis le feu au Valpinson?
– Oui.
– Comment s'y est-il pris?
L'œilégaré de Cocoleu allait incessamment du comte de Claudieuse, qui semblait indigné, à la comtesse, quiécoutait d'un air de douloureuse surprise.
– Parle! insista le juge d'instruction.
Après un moment d'hésitation encore, l'idiot entreprit d'expliquer ce qu'il avait vu, et il en eut pour cinq minutes d'efforts, de contorsions et de bégaiements à faire comprendre qu'il avait vu M. de Boiscoran, qu'il connaissait bien, sortir des journaux de sa poche, les enflammer avec une allumette et les placer sous une meule de paille quiétait tout proche de deuxénormes piles de fagots, lesquelles piles s'appuyaient au mur d'un chai plein d'eau-de-vie.
– C'est de la démence! s'écria le docteur, traduisant certainement l'opinion de tous.
Mais M. Galpin-Daveline avait réussi à maîtriser son trouble. Promenant autour de lui un regard méchant:
– À la première marque d'approbation ou d'improbation, déclara-t-il, je requiers les gendarmes et je fais retirer tout le monde. (Après quoi, revenant à Cocoleu): Puisque tu as si bien vu monsieur de Boiscoran, interrogea-t-il, commentétait-il vêtu?
– Il avait un pantalon blanchâtre, répondit l'idiot, toujours en bredouillant affreusement, une veste brune et un grand chapeau de paille. Son pantalonétait rentré dans ses bottes.
Deux ou trois paysans s'entre-regardèrent comme si enfin ils eussentété effleurés d'un soupçon. C'était avec le costume décrit par Cocoleu qu'ils avaient l'habitude de rencontrer M. de Boiscoran.
– Et quand il eut mis le feu, poursuivit le juge, qu'a-t-il fait?
– Il s'est caché derrière les fagots.
– Et ensuite?
– Il a préparé son fusil, et, quand le maître est sorti, il a tiré.
Oubliant la douleur de ses blessures, M. de Claudieuse bondissait d'indignation sur son lit.
– Il est monstrueux, s'écria-t-il, de laisser ce misérable idiot salir un galant homme de ses stupides accusations! S'il a vu monsieur de Boiscoran mettre le feu et se cacher pour m'assassiner, pourquoi n'a-t-il pas donné l'alarme, pourquoi n'a-t-il pas crié!
Docilement, à la grande surprise de M. Séneschal et de M. Daubigeon, M. Galpin-Daveline répéta la question.
– Pourquoi n'as-tu pas appelé? demanda-t-ilà Cocoleu.
Mais les efforts qu'il faisait depuis une demi-heure avaientépuisé le malheureux idiot. Iléclata d'un rire hébété et, presque aussitôt pris d'une crise de son mal, il tomba en se débattant et en criant, et il fallut l'emporter.
Le juge d'instruction s'était levé et, pâle, ému, les sourcils froncés, la lèvre contractée, il semblait réfléchir.
– Qu'allez-vous faire? lui demanda à l'oreille le procureur de la République.
– Poursuivre! dit-ilà voix basse.
– Oh!
– Puis-je faire autrement, dans ma situation? Dieu m'est témoin qu'en poussant ce malheureux idiot, mon butétait de faireéclater l'absurdité de son accusation. Le résultat a trompé mon attente…
– Et maintenant…
– Il n'y a plus à hésiter: dix témoins ont assisté à l'interrogatoire, mon honneur est en jeu, il faut que je démontre l'innocence ou la culpabilité de l'homme accusé par Cocoleu… (Et tout aussitôt, s'approchant du lit de M. de Claudieuse): Voulez-vous, à cette heure, monsieur, m'apprendre ce que sont vos relations avec monsieur de Boiscoran?
La surprise et l'indignation enflammaient les joues du comte.
– Est-il possible, monsieur, s'écria-t-il, que vous croyiez ce que vous venez d'entendre!
– Je ne crois rien, monsieur, prononça le juge. J'ai mission de découvrir la vérité, je la cherche…
– Le docteur vous a dit quel est l'état mental de Cocoleu…
– Monsieur,