La corde au cou. Emile Gaboriau

La corde au cou - Emile  Gaboriau


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métayers, les ouvriers de la ferme et nos domestiques. Ils se précipitaient dehors en criant: «Au feu!»M'apercevant, ils vinrent à moi et m'aidèrent à transporter mon mari loin du danger, qui grandissait de minute en minute. Attisé par un vent furieux, l'incendie se propageait avec une effrayante rapidité. Les granges n'étaient plus qu'une immense fournaise, la métairie brûlait, les chais remplis d'eau-de-vieétaient en feu, et la toiture de notre maison s'allumait de tous côtés. Et personne de sang-froid!… Ma têteétait à ce point perdue que j'oubliais mes enfants et que leur chambreétait déjà pleine de fumée, lorsqu'un honnête et courageux garçon est allé les arracher au plus horrible des périls… Pour me rappeler à moi-même, il m'a fallu l'arrivée du docteur Seignebos et ses paroles d'espoir… Cet incendie nous ruine peut-être; que m'importe, puisque mes enfants et mon mari sont sauvés!

      C'est d'un air d'impatience dédaigneuse que le docteur Seignebos assistait à ces préliminaires inévitables. Les autres, M. Séneschal, le procureur de la République, les deux servantes, même, avaient peine à maîtriser leurémotion. Lui haussait lesépaules et grommelait entre les dents:

      – Formalités! Subtilités! Puérilités!

      Après avoir retiré, essuyé et remis sur son nez ses lunettes d'or, il s'était assis devant la table boiteuse de la pauvre chambre, et il comptait et alignait, dans uneécuelle, les quinze ou vingt grains de plomb qu'il avait extraits des blessures du comte de Claudieuse.

      Mais, sur les derniers mots de la comtesse, il se leva et, d'un ton bref, s'adressant à M. Galpin-Daveline:

      – Maintenant, monsieur, dit-il, vous me rendez mon malade, sans doute?

      Offensé – on l'eûtété à moins —, le juge d'instruction fronça le sourcil, et froidement:

      – Je sais, monsieur, dit-il, l'importance de votre besogne, mais ma tâche n'est ni moins grave ni moins urgente.

      – Oh!…

      – Par conséquent, vous m'accorderez bien cinq minutes encore, monsieur le docteur…

      – Dix si vous l'exigez, monsieur le juge. Seulement, je vous déclare que chaque minute qui s'écoule désormais peut compromettre la vie du blessé.

      Ils s'étaient rapprochés et, la tête rejetée en arrière, ils se toisaient avec des yeux oùéclatait la plus violente animosité. Allaient-ils donc se prendre de querelle au chevet même de M. de Claudieuse?

      La comtesse dut le craindre, car, d'un accent de reproche:

      – Messieurs, prononça-t-elle, messieurs, de grâce…

      Peut-être son intervention n'eût-elle pas suffi, si M. Séneschal et M. Daubigeon ne se fussent entremis, chacun s'adressant en même temps à l'un des adversaires.

      Des deux, M. Galpin-Davelineétait encore le plus obstiné; car, en dépit de tout, reprenant la parole:

      – Je n'ai plus, monsieur, dit-ilà M. de Claudieuse, qu'une question à vous adresser: où et commentétiez-vous placé? Où et comment pensez-vous qu'était placé l'assassin au moment du crime?

      – Monsieur, répondit le comte d'une voixévidemment fatiguée, j'étais, je vous l'ai dit, debout, sur le seuil de ma porte, faisant face à la cour. L'assassin devaitêtre posté à une vingtaine de pas, sur ma droite, derrière une pile de fagots.

      Ayantécrit la réponse du blessé, le juge se retourna vers le médecin.

      – Vous avez entendu, monsieur, lui dit-il. C'est à vous maintenant à fixer la prévention sur ce point décisif: à quelle distanceétait le meurtrier lorsqu'il a fait feu?

      – Je ne suis pas devin, répondit brutalement le médecin.

      – Ah! prenez garde, monsieur, insista M. Galpin-Daveline, la justice, dont je suis ici le représentant, a le droit et les moyens de se faire respecter. Vousêtes médecin, monsieur, et la médecine est arrivée à répondre d'une façon presque mathématique à la question que je vous pose…

      M. Seignebos ricanait.

      – Vraiment, la médecine est arrivée à ce prodige! fit-il. Quelle médecine? La médecine légale, sans doute, celle qui est à la dévotion des parquets et à la discrétion des présidents d'assises…

      – Monsieur!…

      Mais le médecin n'était pas d'un naturelà supporter un secondéchec.

      – Je sais ce que vous m'allez dire, poursuivit-il tranquillement. Il n'est pas un manuel de médecine légale qui ne tranche souverainement le problème dont il s'agit. Je les aiétudiés, ces manuels, qui sont vos armes à vous autres, messieurs les magistrats instructeurs. Je connais l'opinion de Devergie et celle d'Orfila, et celle encore de Casper, de Tardieu et de Briant et Chaudey… Je n'ignore pas que ces messieurs prétendent décider à un centimètre près la distance d'où un coup de fusil aété tiré. Je ne suis pas si fort. Je ne suis qu'un pauvre médecin de campagne, moi, un simple guérisseur… Et, avant de donner une opinion qui peut faire tomber la tête d'un pauvre diable, la tête d'un innocent, peut-être, j'ai besoin de réfléchir, de me consulter, de recourir à des expériences.

      Il avait siévidemment raison quant au fond, sinon quant à la forme, que M. Galpin-Daveline se radoucit.

      – C'est à titre de simple renseignement, monsieur, dit-il, que je vous demande votre avis. Votre opinion raisonnée et définitive fera nécessairement l'objet d'un rapport motivé.

      – Ah!… comme cela…

      – Veuillez donc me communiquer officieusement les conjectures que vous a inspirées l'examen des blessures de monsieur de Claudieuse.

      D'un geste prétentieux, M. Seignebos rajusta ses lunettes.

      – Mon sentiment, répondit-il, sous toutes réserves, bien entendu, est que monsieur de Claudieuse s'est parfaitement rendu compte des faits. Je crois volontiers que l'assassinétait embusqué à la distance qu'il indique. Ce que je puis affirmer, par exemple, c'est que les deux coups de fusil ontété tirés de distances différentes, l'un de beaucoup plus près que l'autre, et la preuve, c'est que si l'un d'eux, celui de la hanche, a, comme disent les chasseurs, «écarté»légèrement, l'autre, celui de l'épaule, a presque «fait balle»…

      – Mais on sait à combien de mètres un fusil fait balle, interrompit M. Séneschal, qu'agaçait le ton dogmatique du docteur.

      M. Seignebos salua.

      – On sait cela? fit-il. Qui? Vous, monsieur le maire? Moi je déclare l'ignorer. Il est vrai que je n'oublie pas, comme vous semblez l'oublier, que nous n'avons plus, comme autrefois, deux ou trois types seulement de fusils de chasse. Avez-vous réfléchi à l'immense variété d'armes françaises, anglaises, américaines et allemandes qui sont aujourd'hui répandues partout? Comment osez-vous, monsieur, vous prononcer si délibérément? Ignorez-vous donc, vous, un ancien avoué et un magistrat municipal, que c'est sur cette grave question que roulera tout le débat de la cour d'assises?

      Après quoi, décidé à ne plus rien répondre, le médecin reprenait son bistouri et ses pinces, lorsque tout à coup, au-dehors, des clameurséclatèrent, si terribles que M. Séneschal, M. Daubigeon et Mme de Claudieuse elle-même se précipitèrent vers la porte.

      Et ces clameurs, hélas!, n'étaient que trop justifiées.

      La toiture du bâtiment principal venait de s'effondrer, ensevelissant sous ses décombres embrasés le pauvre tambour qui, deux heures plus tôt, avait battu la générale, Bolton, et un pompier, nommé Guillebault, le plus estimé des charpentiers de Sauveterre, un père de cinq enfants. Le capitaine Parenteau semblait près de devenir fou, et c'était à qui se dévouerait pour arracher à la plus horrible des morts ces infortunés, dont on entendait, par-dessus le fracas de l'incendie, les hurlements désespérés.

      Toutes les tentatives pour les secourir devaientéchouer. Un gendarme et un fermier des environs, qui avaient essayé d'arriver jusqu'à eux, faillirent rester dans la fournaise et ne furent retirés qu'au prix d'efforts inouïs, et dans le plus tristeétat, le gendarme surtout.

      Alors,


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