La corde au cou. Emile Gaboriau
que deviendrait-il? En quels pays et sous quels travestissementséviterait-il une extradition toujours menaçante?
Ce serait bien autre chose, s'ilétait repris. Sa situation, déjà si compromise, serait alors perdue sans ressources. Fatalement sa tentative de fuite serait considérée comme le plus explicite des aveux.
En de telles conditions, résister à la tentation de s'évader, et bien faire savoir qu'on résistait, qu'on tenait à rester sous la main de la justice, c'était bien moins démontrer son innocence que donner la preuve d'une rare habileté. Voilà ce qu'en clin d'œil aperçut ou crut apercevoir M. Galpin-Daveline.
C'est d'après soi qu'on juge les autres. Calculateur oblique et circonspect, il n'admettait pas les inspirations soudaines, les mouvements irréfléchis. Et dans cet accent de froid persiflage de l'homme qui tient à bien faire comprendre qu'il n'est pas dupe:
– Il suffit, monsieur, fit-il. Cette circonstance, comme toutes les autres, sera relatée au procès-verbal.
Bien autresétaient les idées du procureur de la République et du greffier Méchinet.
Si le juge d'instructionétait trop aveuglé par ses préventions pour rien discerner, ils avaient fort bien remarqué, eux, par combien d'émotionsétrangement diverses venait de passer le prévenu.
Étourdi tout d'abord, jusqu'au point de paraître croire à une plaisanterie de mauvais goût, sa contenance avait ensuite trahi la plus violente colère, puis la peur, puis l'abattement le plus complet. Mais à mesure que les charges s'étaient accumulées, toujours plus accablantes, et que le cercle de l'accusation s'était rétréci, bien loin de se démoraliser davantage, il avait semblé recouvrer son assurance.
– C'est tout de même singulier, grommela Méchinet.
M. Daubigeon, lui, ne souffla mot. Mais lorsque M. de Boiscoran sortit de son cabinet de toilette, habillé et prêt:
– Une question encore, monsieur, fit-il.
Le malheureux s'inclina. Ilétait pâle, mais calme et maître de soi.
– Je suis, dit-il, prêt à répondre.
– Je serai bref. Vous avez paru surpris et indigné qu'on osât vous accuser, c'est une faiblesse. Institution humaine, la justice ne peut juger que sur des apparences. Réfléchissez, et vous reconnaîtrez que toutes les apparences sont contre vous.
– Je ne le reconnais que trop.
– Juré, vous n'hésiteriez pas à condamner un accusé qui se trouverait dans la même situation que vous…
– Non, monsieur, non!
Le procureur de la République bondit sur sa chaise.
– Vous n'êtes pas sincère, fit-il.
Tristement, M. de Boiscoran hocha la tête.
– C'est sans espoir de vous convaincre, monsieur, répondit-il, mais c'est en toute sincérité que je vous parle. Non, je ne condamnerais pas l'homme que vous dites, s'il s'affirmait innocent, et si je ne discernais pas le mobile de son action. Car enfin, à moins d'être fou, on ne commet pas un crime uniquement pour le commettre. Or, moi, je vous le demande, moi pour qui la destinée n'a eu que des sourires, moi qui suis à la veille d'un mariage ardemment désiré, pourquoi, dans quel but, dans quel intérêt aurais-jeété incendier le Valpinson et tenter d'assassiner le comte de Claudieuse?…
Ce n'est pas sans une impatience mal dissimulée que M. Galpin-Daveline avait vu M. Daubigeon prendre la parole. Saisissant l'occasion qui s'offrait d'intervenir:
– Votre mobile, à vous, monsieur, interrompit-il, était la haine. Vous haïssiez mortellement le comte et la comtesse de Claudieuse. Ne protestez pas, ce serait inutile, tout le pays le sait, vous me l'avez dit à moi-même!
Jacques de Boiscoran pâlit encore, s'ilétait possible, et d'un ton d'écrasant dédain:
– Quand cela serait, prononça-t-il, je ne sais pas de quel droit vous abuseriez des confidences d'un ami, vous qui proclamiez en entrant ici qu'il n'était plus d'amitié entre nous. Mais cela n'est pas. Jamais je ne vous ai rien dit de pareil. Mes sentiments n'ayant pas varié, je puis répéter mes paroles textuellement. Je vous ai dit que monsieur de Claudieuseétait un voisin tracassier, entêté de ses droits et jaloux de son gibier jusqu'à l'absurde. J'ai ajouté que, s'il déclarait mes opinions politiques exécrables, j'estimais les siennes ridicules et dangereuses. Pour ce qui est de la comtesse, je vous ai dit simplement, en manière de plaisanterie, qu'une personne si parfaite ne serait pas mon fait, et que je serais bien malheureux d'avoir pour femme une sorte de Madone qui traverse la vie sans presque daigner toucher la terre du bout de son orteil.
– Alors, c'est uniquement pour cela qu'un jour vous avez couché en joue le comte de Claudieuse? Un flot de sang de plus à votre cerveau, et le meurtre avait lieu ce jour-là…
Un geste terrible trahit la colère de M. de Boiscoran; mais se maîtrisant:
– Mon emportementétait moins grand qu'il n'a dû le paraître, dit-il. J'ai pour le caractère de monsieur de Claudieuse la plus profonde estime. Ce m'est une grande douleur ajoutée à toutes les autres que de penser qu'il a pu m'accuser…
– Mais il ne vous a pas accusé! interrompit M. Daubigeon, il aété au contraire le premier et le plus obstiné à vous défendre… (Et en dépit des signes que lui faisait M. Galpin-Daveline): Malheureusement, poursuivit le procureur de la République, tout cela n'enlève rien de l'évidence des faits qui vous accusent. Si vous vous obstinez à vous taire, c'est la cour d'assises, c'est le bagne. Si vousêtes innocent, pourquoi ne pas essayer de vous justifier… Qu'attendez-vous, qu'espérez-vous?
– Rien…
Méchinet venait d'achever la rédaction du procès-verbal.
– Il faut partir, dit M. Galpin-Daveline.
– Me sera-t-il permis, demanda M. de Boiscoran, d'écrire quelques lignes à mon père et à ma mère? Ils sont vieux: un telévénement peut les tuer…
– Impossible! fit le juge. (Et, s'adressant au vieil Antoine): Je vais mettre les scellés sur cette pièce, dit-il, et vous en serez provisoirement le gardien… Vous savez à quelle surveillance cela vous oblige, et de quelles peines vous seriez puni si la justice ne retrouvait pas les pièces à conviction décrites au procès-verbal… Maintenant, comment regagner Sauveterre?
Après mûre délibération, il fut arrêté que M. de Boiscoran ferait la route dans une voiture à lui, où monterait un gendarme. M. Daubigeon, le juge et le greffier devaient reprendre la voiture du maire, toujours conduite par Ribot, lequelétait furieux d'avoirété gardé à vue.
– Descendons, dit le juge, quand les dernières formalités furent remplies.
Jacques de Boiscoran descendait lentement. Il savait sa cour pleine de paysans furieux et s'attendait à des huées. Il se trompait. Le gendarme dépêché par M. Daubigeon avait si bien rempli sa mission que pas un cri ne retentit. Mais lorsqu'il eut pris place dans sa voiture et que le cheval partit au trot, des malédictions frénétiques s'élevèrent, et une volée de pierres fut lancée, dont une blessa le gendarme au front.
– Décidément, vous portez malheur, mon accusé, dit cet homme, quiétait un ami de celui qui avaitété si cruellement blessé au Valpinson.
M. de Boiscoran ne répondit pas. Il s'enfonça dans son coin et il parut tomber dans une sorte d'anéantissement dont il ne sortit qu'au moment où la voiture s'arrêta dans la cour de la prison de Sauveterre.
Sur le seuil de la geôle, le geôlier, maître Blangin, attendait, souriant à l'idée de posséder un prisonnier de cette importance.
– Je vais vous conduire à ma plus belle chambre, monsieur, dit-il au malheureux, mais il faut auparavant que je donne un reçu au gendarme et que je vousécroue.
Et en effet, atteignant son registre crasseux, ilécrivit le nom de Jacques de Boiscoran au-dessous du nom de Frumence Cheminot, un vagabond arrêté la veille, au moment où il escaladait une clôture.
C'enétait