La corde au cou. Emile Gaboriau
la place du Marché-Neuf, il fut outrageusement sifflé.
Tout naturellement, le juge d'instruction, furieux, se transporta chez le maire, s'en prenant à lui de l'insulte faite à la justice en sa personne, et réclamant la plusénergique répression. M. Séneschal promit de prendre les mesures nécessaires et courut chez M. Daubigeon, le procureur de la République, pour se concerter avec lui. là il apprit ce qui s'était passé à Boiscoran, et le résultat terrible de l'interrogatoire.
Ilétait donc rentré chez lui fort triste, désolé de la situation de Jacques et très inquiet de la couleur politique que prenait cette affaire.
Avec de telles préoccupations, il avait passé une mauvaise nuit, et il s'était levé d'une humeur si massacrante que c'est à peine si sa femme avait osé lui adresser la parole.
C'est que tout n'était pas fini. À deux heures précises devait avoir lieu l'enterrement de Bolton et de Guillebault, et il avait promis au capitaine Parenteau qu'il y assisterait, ceint de sonécharpe, à la tête d'une partie du conseil municipal. Il venait même de donner l'ordre de préparer ses habits de cérémonie, quand son domestique lui annonça la visite de M. de Chandoré et d'un autre monsieur.
– Il ne manquait que cela! s'écria-t-il. (Mais réfléchissant): Tôt ou tard, la scène aura toujours lieu… Qu'ils entrent!
M. Séneschalétait bien bon de s'émouvoir ainsi d'avance et de s'affermir contre une déchirante explosion de douleur. Il fut stupéfait de l'air dégagé dont M. de Chandoré lui présenta son compagnon:
– Monsieur Manuel Folgat, mon cher Séneschal, un des avocats en renom de Paris, qui a bien voulu accompagner la marquise de Boiscoran, arrivée ce matin.
– Je suisétranger au pays, monsieur le maire, ajouta maître Folgat, j'en ignore les idées, les coutumes, les mœurs, les intérêts, les préjugés, tout enfin, et je risquerais de commettre quelque grosse sottise si je n'avais un conseiller expérimenté, habile et sûr. Monsieur de Boiscoran et monsieur de Chandoré m'ont fait espérer que vous voudriez bienêtre ce conseiller…
– Assurément, monsieur, et du meilleur cœur, répondit M. Séneschal tout en s'inclinant, visiblement flatté de la déférence de l'avocat de Paris.
Il avait avancé des sièges à ses hôtes. Lui-même s'était assis et, le coude appuyé au bras de son fauteuil de cuir, il caressait de la main son menton rasé de frais.
– L'affaire est grave, messieurs, prononça-t-il enfin.
– Une accusation criminelle l'est toujours, dit maître Folgat.
– Sarpejeu! messieurs! s'écria M. de Chandoré, doutez-vous donc de l'innocence de Jacques?
M. Séneschal ne répondit pas non. Il se taisait, il cherchait de ces atténuations savantes dont sa femme parlait la veille.
– Comment imaginer, commença-t-il enfin, les idées qui peuvent germer dans un cerveau de vingt-cinq ans, exalté par le souvenir de certaines offenses! La colère est une conseillère perfide…
Grand-père Chandoré n'en putécouter plus long.
– Que me parlez-vous de colère, interrompit-il, et où en voyez-vous trace en cette affaire du Valpinson! Je n'aperçois, moi, que le plus lâche des crimes, longuement prémédité et froidement exécuté.
Gravement, le maire hochait la tête.
– Vous ne savez pas tout ce qui s'est passé, fit-il.
– Monsieur, dit maître Folgat, c'est avec l'espoir d'être renseignés que nous sommes venus à vous.
– Soit, fit M. Séneschal.
Et tout de suite, avec la lucidité d'un vieil avoué accoutumé à débrouiller les fils les plus enchevêtrés d'une procédure, il exposa les faits dont il avaitété témoin au Valpinson, et ceux que le procureur de la République lui avait dit s'être passés à Boiscoran. Et en terminant:
– Enfin, conclut-il, savez-vous ce que m'a dit Daubigeon, dont certes vous ne suspecterez pas le témoignage? Il m'a dit en propres termes: «Daveline ne pouvait pas ne pas faire arrêter monsieur de Boiscoran. Est-il coupable? Je ne sais plus que penser. Les charges sontécrasantes. Il jure ses grands dieux qu'il est innocent, mais il refuse de faire connaître l'emploi de sa soirée…».
M. de Chandoré, cet homme si robuste, semblait près de défaillir, encore bien que son visage conservât ses tons cramoisis, dont nulleémotion ne pouvait pâlir l'éclat.
– Que va dire Denise, mon Dieu! murmura-t-il. (Puis, tout haut, et s'adressant à maître Folgat): Et cependant, fit-il, Jacques avait certainement des projets pour ce soir-là.
– Vous croyez, monsieur?
– J'en suis sûr. Est-ce que sans cela il ne fût pas venu à la maison comme tous les soirs depuis un mois? Lui-même le dit d'ailleurs, dans la lettre qu'il a envoyée à Denise par un de ses fermiers, cette lettre dont elle vous a parlé… Il luiécrit: «C'est du fond du cœur que je maudis l'affaire qui m'empêchera de passer la soirée près de vous, mais il m'est impossible de la remettre. À demain…»
– Vous voyez! s'écria M. Séneschal.
– Telle est cette lettre, continua le vieillard, qu'il est impossible, je le répète, qu'un homme méditant un odieux forfait l'ait pensée etécrite. Pourtant, à vous, je puis l'avouer, lorsque j'ai appris la funeste nouvelle, cette circonstance d'une affaire urgente m'a impressionné péniblement.
Mais le jeune avocat semblait bien loin d'être convaincu.
– Il est clair, prononça-t-il, que monsieur de Boiscoran ne veut, à aucun prix, qu'on sache où il est allé.
– Il a menti, monsieur, insista M. Séneschal, il a commencé par nier avoir pris la route où les témoins l'ont rencontré.
– Naturellement, puisqu'il tient à cacher l'endroit où il est allé.
– Quand on lui a signifié qu'ilétait arrêté, il n'a pas parlé.
– Parce qu'il espère se tirer d'affaire sans dire où il est allé.
– Si c'était vrai, ce serait bienétrange!
– On a vu plusétrange encore.
– Se laisser accuser de meurtre et d'incendie quand on est innocent…
– Être innocent et se laisser condamner est bien plus fort encore. Et cependant, on en sait des exemples.
Le jeune avocat s'exprimait de cet accent impérieux et bref qui est comme un des privilèges de sa profession, et avec un tel accent de certitude que M. de Chandoré semblait renaître à la vie.
M. Séneschal enétait presque interloqué.
– Que pensez-vous donc, monsieur? interrogea-t-il.
– Que monsieur de Boiscoran doitêtre innocent, répondit le jeune avocat. (Et sans permettre une objection): C'est, insista-t-il, l'avis d'un homme dont nulle considération ne trouble le jugement. J'arrive, sans idée préconçue, je ne connais pas plus monsieur de Claudieuse que monsieur de Boiscoran. Un crime aété commis, on m'en dit les circonstances, et tout aussitôt je reconnais que les raisons mêmes qui ont fait arrêter le prévenu me feraient le mettre en liberté.
– Oh!…
– Je m'explique: si monsieur de Boiscoran est coupable, il a montré, par la façon dont il a reçu monsieur Galpin-Daveline, une puissance sur soi inouïe et un incomparable talent de comédien. Donc, s'il est coupable, il est très fort.
– Cependant…
– Permettez. S'il est coupable, il a fait preuve dans son interrogatoire d'une absence de sang-froid insigne, et, tranchons le mot, d'une imbécillité sans nom. Donc, s'il est coupable, il est très faible.
– Mais…
– Pardon, j'achève. Le même homme peut-ilêtre à la fois si fort et si faible que cela? Décidez… Il y a