La corde au cou. Emile Gaboriau
sauvé! s'écria M. de Chandoré.
M. Séneschal n'était pas si prompt à l'enthousiasme.
– C'est spécieux, fit-il. Malheureusement, il faut autre chose qu'une déduction, si logique qu'elle soit, à des juges qui ont les mains pleines de preuves…
– On leur en trouvera de plus fortes.
– Que comptez-vous donc faire?
– Je ne sais pas… Je viens de vous dire ma première impression; maintenant, il faut que j'étudie l'affaire, que j'interroge les gens, à commencer par le vieil Antoine.
M. de Chandoré s'était levé.
– Nous pouvonsêtre à Boiscoran dans une heure, fit-il. Dois-je envoyer chercher ma voiture?…
– Le plus tôt sera le mieux, répondit le jeune avocat.
Chargé de cette commission, le domestique de M. Séneschalétait de retour moins d'un quart d'heure après, annonçant que la voitureétait devant la porte.
M. de Chandoré et maître Folgat y prirent place, et tandis qu'ils s'installaient:
– Surtout, recommanda le maire à l'avocat parisien, soyez prudent et circonspect. Déjà cette affaire ne passionne que trop l'opinion. La politique s'en mêle. Je crains une manifestation à l'enterrement des pompiers, et l'on m'annonce que le docteur Seignebos prononcera un discours au cimetière. Allons, bonne chance!
Le cocher fouetta le cheval, et pendant que la voiture roulait le long du faubourg des Dames:
– Je ne m'explique pas, disait M. de Chandoré, qu'Antoine ne soit pas venu me trouver aussitôt après l'arrestation de son maître. Que peut-il luiêtre arrivé?
4. Le cheval de M. Séneschalétait peut-être un des meilleurs de l'arrondissement…
Le cheval de M. Séneschalétait peut-être un des meilleurs de l'arrondissement; mais celui de M. de Chandoré luiétait encore supérieur.
En moins de cinquante minutes furent franchis les treize kilomètres qui séparent Boiscoran de Sauveterre. Cinquante minutes pendant lesquelles M. de Chandoré et maître Folgat n'échangèrent pas cinquante mots.
Lorsqu'ils arrivèrent, la cour du château de Boiscoranétait silencieuse et déserte. Portes et fenêtresétaient hermétiquement closes. Sur les marches du perronétait assis un jeune paysan à robuste carrure, lequel, à la vue des «bourgeois», se leva et porta la main à son bonnet de laine.
– Où est Antoine? lui demanda M. de Chandoré.
– là-haut, monsieur le baron.
Le vieux gentilhomme essaya d'ouvrir la porte; elle résista.
– Oh! monsieur, Antoine est barricadé en dedans, dit le paysan.
– Singulière idée, fit M. de Chandoré en frappant du bout de sa canne.
Il frappait depuis un moment de plus en plus fort, quand enfin, de l'intérieur:
– Qui va là? cria la voix d'Antoine.
– C'est moi, sarpejeu! le baron de Chandoré.
Bruyamment les barres furent retirées, et le vieux valet de chambre se montra. Ilétait blême et défait. Au désordre de sa barbe, de ses cheveux et de ses vêtements, ilétait aisé de voir qu'il ne s'était pas couché. Et ce désordreétait fort significatif, de la part d'un homme qui, en toute circonstance, mettait son amour-propre à afficher l'irréprochable tenue d'un gentleman anglais. M. de Chandoré en fut si frappé qu'avant tout:
– Qu'avez-vous, mon brave Antoine? demanda-t-il.
Au lieu de répondre, le fidèle serviteur attira le baron et son compagnon à l'intérieur. Et après qu'il eut refermé la porte, se croisant les bras devant eux:
– J'ai, répondit-il d'un accentétrange, j'ai… que j'ai peur!
Le vieux gentilhomme et l'avocat se regardaient. Ce malheureux, pensaient-ils, a perdu l'esprit.
Antoine comprit, car vivement:
– Non! je ne suis pas fou, dit-il, quoiqu'en vérité il se passe ici des choses telles qu'on se demande si l'on jouit bien de tout son bon sens!… Si j'ai peur, ce n'est pas sans motifs…
– Douteriez-vous de votre maître? interrogea maître Folgat.
Si menaçant fut le regard que l'honnête domestique lança au questionneur, que tout de suite M. de Chandoré intervint:
– Mon cher Antoine, dit-il, monsieur est un ami, un ami dévoué, un avocat venu de Paris avec madame de Boiscoran pour défendre Jacques. Non seulement vous ne devez pas vous défier de lui, mais il faut lui dire tout ce que vous savez, tout absolument et quand même…
Le visage du digne serviteur s'éclaira.
– Ah! monsieur est un avocat! s'écria-t-il. Qu'il soit le bienvenu. Je vais pouvoir dire tout ce que j'ai sur le cœur… Non, certes, je ne crois pas monsieur Jacques coupable, il est impossible qu'il le soit, il est stupide de penser qu'il puisse l'être. Mais ce que je crois, ce dont je suis sûr, c'est qu'il y a un coup monté pour lui mettre sur le dos les horreurs du Valpinson…
– Un coup monté! interrompit maître Folgat, par qui, comment, dans quel but?
– Ah! c'est ce que j'ignore. Mais je ne me trompe pas, et vous penseriez comme moi si vous aviez assisté à l'interrogatoire… C'était effrayant, messieurs, c'était inouï, à ce point que moi, j'aiété commeébloui, et qu'à un moment j'ai douté de mon maître et que je lui ai conseillé de fuir… Non, jamais on n'a entendu chose pareille. Toutétait contre lui… Chacune de ses réponsesétait comme un aveu. Il y a eu un crime au Valpinson… on l'y a vu aller et en revenir par des chemins détournés. On a mis le feu; l'eau où il s'était lavé les mainsétait noire de charbon. On a tiré des coups de fusil… on a retrouvé une de ses cartouches près de l'endroit où monsieur de Claudieuse aété blessé. Même, c'est là que j'ai reconnu le coup monté. Est-ce que toutes les circonstances se seraient ajustées si exactement, si elles n'eussentété d'avance prévues, calculées et arrangées!… Ce pauvre monsieur Daubigeon avait les larmes aux yeux et ce «tout se mêle»de Méchinet, le greffier, lui-mêmeétait confondu. Il n'y avait à paraître content que ce Galpin-Daveline de malheur. Car c'était lui quiétait le juge et qui interrogeait. Lui, l'ami de monsieur! Un homme qui à tout moment arrivait ici manger notre pain, dormir dans nos lits et tirer notre gibier. Ilétait à genoux devant monsieur, alors, pour obtenir la main de la nièce des demoiselles de Lavarande. Alors, c'était «mon bon Jacques»par-ci, «mon cher Boiscoran»par-là, et des protestations et des cajoleries à n'en plus finir, au point que je me disais toujours qu'un matin je trouverais les bottes de monsieur cirées par lui. Ah! il a pris sa revanche, hier matin, et il fallait voir de quel air il disait à monsieur: «Nous ne sommes plus amis.»Bandit!… non, nous ne sommes plus amis, et si le bon Dieuétait juste, tu aurais dans le ventre les deux coups de fusil qu'on a tirés sur monsieur de Claudieuse, et tu ne les digérerais pas…
L'impatience de M. de Chandoré était grande. Aussi, dès qu'Antoine s'arrêta pour reprendre haleine:
– Pourquoi, fit-il, n'êtes-vous pas venu me raconter cela tout de suite?
Le vieux serviteur se permit un haussement d'épaules.
– Est-ce que je le pouvais! répondit-il. Quand l'interrogatoire aété fini, le Galpin a mis partout les scellés, des bandes de toile fixées avec de la cire, comme on en pose sur le secrétaire des morts. Oh! il en a mis sur toutes les ouvertures, et deux plutôt qu'une. Il en a placé trois sur la porte extérieure. Puis il m'a dit qu'il me constituait gardien, que j'aurais une rétribution pour cela, mais que les galères m'attendaient si quelqu'un touchait aux scellés, seulement du bout du doigt. là-dessus, après avoir livré monsieur aux gendarmes, le Galpin est parti, me laissant seul ici, hébété comme un homme qui aurait reçu un coup de marteau sur la tête… Pourtant, je serais allé trouver monsieur le baron, sans une idée qui m'est venue et qui m'a donné le frisson.
Grand-père