Le crime de l'Opéra 2. Fortuné du Boisgobey

Le crime de l'Opéra 2 - Fortuné du Boisgobey


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par un excellent orchestre, tourbillonnaient avec furie sur le parquet ciré. Il y avait là des étrangères qui passaient comme des comètes échevelées. Le beau Prébord emportait dans l’espace une grande Américaine brune qui avait du feu dans les yeux et une boutique de joaillier sur les épaules. Le petit baron de Sigolène conduisait plus sagement une toute jeune Espagnole, pâle comme la lune, quelque arrière-cousine de la marquise. Tréville, renvoyé par la belle veuve à une quatorzième mazurka, se consolait en berçant une Russe aux yeux verts, qui s’appuyait sur lui avec une nonchalance tout asiatique. Et Saint-Galmier, le quadragénaire Saint-Galmier, faisait tourner sur place la cliente rondelette qu’il soignait d’une névrose. La valse rentrait dans sa méthode diététique.

      Retenue par ses devoirs de maîtresse de maison, la marquise ne valsait pas, et Nointel était allé la rejoindre dans le premier salon.

      Gaston n’avait d’yeux que pour son oncle, et son émotion fut vive quand il le vit se séparer du magistrat qui causait avec lui et s’approcher de la fenêtre. M.  Roger Darcy souriait. C’était de bon augure.

      – Eh bien, dit-il, tu dois être content, car je suppose que madame Cambry t’a annoncé la grande nouvelle.

      – Oui, répondit le neveu, tout palpitant d’espoir et d’inquiétude, madame Cambry m’a assuré que, demain matin, mademoiselle Lestérel sortirait de prison.

      – C’est parfaitement vrai.

      – Ah vous me rendez la vie. Je savais bien qu’elle n’était pas coupable. Enfin, son innocence a éclaté! Cette odieuse accusation a été mise à néant… il n’en restera plus de trace, et maintenant…

      – Pardon! madame Cambry ne t’a pas dit autre chose?

      – Non.

      – Les femmes les plus intelligentes manquent de précision dans l’esprit. Elle aurait bien dû compléter sa nouvelle.

      – Nous avons à peine échangé quelques mots. On est venu la chercher pour la valse.

      – Que tu t’es laissé souffler par un alerte substitut. C’était à toi d’ouvrir le bal avec ta future tante, mais je te pardonne. Les amoureux ne savent ce qu’ils font. Et je suppose que tu es toujours amoureux.

      – Plus que jamais, et j’espère que maintenant vous ne désapprouverez pas la résolution que j’ai prise d’épouser…

      – Une prévenue. Mais si, je la désapprouve très fort. Pourquoi veux-tu que je change de sentiment, puisqu’au fond la situation n’a pas changé?

      – Je ne vous comprends pas, mon oncle. Vous venez de me dire vous-même que mademoiselle Lestérel va être mise en liberté.

      – Provisoire. Voilà le mot que madame Cambry aurait dû ajouter pour ne pas te donner une fausse joie. Il est vrai que, toi, tu aurais bien dû le deviner.

      – Provisoire… comment?… que signifie?…

      – Sous caution, pour parler plus correctement. Cela t’étonne. Tu as donc oublié ton code d’instruction criminelle? Je m’en doutais un peu.

      – Quoi! ce n’est pas d’une ordonnance de non-lieu qu’il s’agit. Vous n’abandonnez pas cette affaire, alors que tout démontre…

      – Fais-moi le plaisir de te calmer et de m’écouter. Je veux bien t’expliquer les motifs de la décision à laquelle je me suis arrêté, après avoir beaucoup hésité, je te le déclare. Tu sais où en était l’instruction. J’ai la preuve que mademoiselle Lestérel était au bal de l’Opéra, qu’elle est entrée plusieurs fois dans la loge de Julia d’Orcival. Elle-même ne le nie pas. Son silence obstiné, ses larmes équivalent à un aveu. Qu’elle ne soit pas restée toute la nuit au bal, je l’admets. Il est même à peu près certain qu’elle est allée ailleurs. Où? Elle refuse de le dire, et ce refus m’est infiniment suspect. Je te le signale en passant, parce qu’il doit te toucher à un autre point de vue que moi. Je ne te parle pas du poignard japonais qui lui appartient, des lettres brûlées, du fragment de billet qu’on a retrouvé dans sa cheminée. Tu connais tout cela et tu conviendras que mon devoir était et est encore d’instruire l’affaire, jusqu’à ce qu’elle soit éclaircie.

      Mais il vient de se produire un incident que tu ne connais pas et qui a un peu modifié la situation. Dans la nuit du samedi au dimanche, la nuit du bal, deux sergents de ville qui faisaient leur ronde ont trouvé sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis, un domino et un loup. Ces objets ont été reconnus formellement par une marchande à la toilette qui les a vendus à mademoiselle Lestérel. C’est une preuve de plus que la prévenue est allée au bal… et ailleurs, comme je te le disais tout à l’heure.

      – Boulevard de la Villette! répéta Gaston. C’est bien extraordinaire.

      – Très extraordinaire, en effet; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est ce que je vais t’apprendre. Les deux sergents de ville que j’ai interrogés avaient déposé d’abord qu’ils avaient fait cette trouvaille à une heure très avancée de la nuit, sans préciser autrement, et je m’en étais tenu à cette déclaration, qui s’accordait fort bien avec les hypothèses de l’accusation. Avant-hier, l’un de ces gardiens de la paix a demandé à compléter sa déposition, et je l’ai fait appeler dans mon cabinet. Or, il est venu me dire que, depuis son premier interrogatoire, il s’était rappelé que, peu de temps après avoir ramassé le domino, il avait entendu sonner trois heures à une des églises de Belleville.

      – Eh bien? demanda Gaston qui ne devinait pas où son oncle voulait en venir.

      – Eh bien, répondit M.  Roger Darcy d’un air presque goguenard, c’est à cette circonstance que tu devras de revoir mademoiselle Lestérel. Et il faut que tu aies bien peu de pénétration dans l’esprit pour ne pas avoir déjà aperçu la raison suffisante de la mesure que je viens de prendre. Tu n’as décidément pas de vocation pour la magistrature. Réfléchis un peu, et tu te diras que le crime ayant été commis à trois heures par une femme en domino, cette femme ne pouvait pas être celle qui a jeté son domino dans la rue avant trois heures.

      – C’est l’évidence même, et, en présence d’une preuve aussi concluante, je m’étonne qu’il vous reste encore des doutes, et que vous ne fassiez pas relâcher définitivement mademoiselle Lestérel.

      – Pas si concluante que tu le prétends, la preuve. D’abord, je suis très frappé de ce fait que le témoin ne s’est rappelé qu’au bout de cinq à six jours le fait si important qu’il m’a déclaré. Ce retour tardif de mémoire est dû aux suggestions d’une personne étrangère à la cause.

      Gaston pensait:

      – C’est Nointel qui a fait cela. Et moi qui l’accusais de tiédeur… de négligence!

      – Je dois dire, reprit le juge, que je me suis renseigné sur la moralité de ce sergent de ville, et que j’ai appris qu’il était fort bien noté. Ses chefs le croient incapable d’altérer la vérité et de s’être laissé gagner par une gratification. Il affirme que c’est en causant de l’affaire dans un café avec un inconnu qu’il s’est souvenu de cette circonstance de l’heure sonnée par l’horloge de l’église Saint-Georges, une église nouvellement bâtie, rue de Puebla. Cet inconnu lui a fait remarquer, assure-t-il, que le juge devait tenir à être informé de ce détail et l’a engagé à me demander une audience.

      – Donc, tout s’explique de la façon la plus naturelle.

      – Hum! il faudrait encore savoir si ce donneur de conseils n’est pas intéressé dans la question. Si c’était, par exemple, un ami de la prévenue, il y aurait encore quelque chose à élucider de ce côté-là. Mais enfin, je tiens le fait pour établi. Malheureusement, ce fait est en contradiction avec plusieurs autres, tout aussi avérés. Pour qu’il innocentât complètement et définitivement mademoiselle Lestérel, il faudrait encore démontrer…

      – Quoi? s’écria Gaston, qui piétinait d’impatience.

      – Mais,


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