Les trappeur de l'Arkansas. Gustave Aimard
que j’aime dans le Babillard, c’est que sa conversation n’est pas ennuyeuse, dit le capitaine en souriant.
– J’aimerais mieux qu’il parlât davantage, fit le docteur en hochant la tête, je me méfie des gens qui craignent toujours d’en trop dire, c’est qu’ils ont quelque chose à cacher.
Le guide, après avoir quitté la tente, rejoignit ses compagnons avec lesquels il se mit à parler vivement à voix basse.
La nuit était magnifique, les voyageurs réunis devant la tente, causaient entre eux en fumant leur cigare.
Doña Luz chantait une de ces charmantes chansons créoles, pleines de suaves mélodies.
Tout à coup une lueur rougeâtre parut à l’horizon, grandissant d’instant en instant et un bruit sourd et continu, comme les grondements d’un tonnerre lointain, se fit entendre.
– Qu’est cela ? s’écria le général en se levant précipitamment.
– C’est la prairie qui brûle, répondit paisiblement le Babillard.
À cette annonce terrible faite si tranquillement, tout fut en rumeur dans le camp.
Il fallait fuir en toute hâte, si l’on ne voulait courir le risque d’être brûlé vif.
Un des gambusinos, profitant du désordre, se glissa parmi les ballots et disparut dans la plaine après avoir échangé un signe mystérieux avec le Babillard.
V. Les Comanches
Le Cœur-Loyal et Belhumeur cachés au milieu des branches touffues du chêne-liège observaient les Comanches.
Les Indiens comptaient sur la vigilance de leurs sentinelles. Loin de soupçonner que leurs ennemis se trouvaient si près d’eux et observaient leurs moindres mouvements ; accroupis ou couchés autour des feux ils mangeaient ou fumaient insoucieusement.
Ces sauvages, au nombre de vingt-cinq à peu près, étaient parés de leurs robes de bisons et peints de la manière la plus variée et la plus fantastique. La plupart avaient la figure toute entière avec du cinabre, d’autres étaient tout à fait noirs, avec une longue raie blanche sur chaque joue, ils portaient sur le dos leur bouclier, leur arc et leurs flèches, et près d’eux leur fusil.
Du reste, au grand nombre de queues de loup attachées à leurs mocksens et qui traînaient par terre derrière eux, il était facile de reconnaître que tous étaient des guerriers d’élite, renommés dans leur tribu.
À quelques pas, la Tête-d’Aigle se tenait immobile contre un arbre. Les bras croisés sur la poitrine, mais le corps légèrement penché en avant, il semblait prêter l’oreille à des bruits vagues, perceptibles pour lui seul.
La Tête-d’Aigle était un Indien Osage, tout jeune les Comanches l’avaient adopté mais toujours il avait conservé le costume et les mœurs de sa nation.
C’était un homme de vingt-huit ans au plus, sa taille atteignait presque six pieds, ses membres gros et sur lesquels saillaient des muscles énormes dénotaient une rare vigueur.
Contrairement à ses compagnons, il ne portait qu’une couverture attachée autour des reins, de manière à laisser son buste et ses bras nus, l’expression de son visage était belle et remplie de noblesse, ses yeux noirs et vifs, rapprochés de son nez busqué, sa bouche un peu grande, lui donnaient une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie. Il avait les cheveux rasés à l’exception d’une raie sur le milieu de la tête qui faisait l’effet du cimier d’un casque, et d’une longue mèche à scalper qui tombait par-derrière et dans laquelle était fichée une touffe de plumes d’aigles.
Il avait le visage peint de quatre couleurs différentes, bleu, blanc, noir et rouge, les blessures faites par lui à ses ennemis étaient dessinées en bleu sur sa poitrine nue. Des mocksens en peau de daim non tannée lui montaient jusqu’au-dessus des genoux, et de nombreuses queues de loup étaient attachées à ses talons.
Heureusement pour les chasseurs, les Indiens étaient sur le sentier de la guerre et n’avaient pas de chiens avec eux, sans cela ils auraient été éventés depuis longtemps et n’auraient pu s’approcher ainsi du camp sans être découverts.
Malgré son immobilité de statue, l’œil du chef étincelait, ses narines se gonflaient, il leva machinalement la main droite comme pour imposer silence à ses guerriers.
– Nous sommes éventés, murmura Cœur-Loyal d’une voix si basse que son compagnon l’entendit à peine.
– Que faire ? répondit Belhumeur.
– Agir, dit laconiquement le trappeur.
Tous deux alors se glissèrent silencieusement de branche en branche, d’arbre en arbre sans mettre pied à terre jusqu’au côté opposé du camp, juste au-dessus de l’endroit où les chevaux des Comanches paissaient entravés.
Belhumeur descendit doucement et coupa les longes qui les retenaient. Alors les chevaux, excités par les coups de fouets des chasseurs, se précipitèrent dans toutes les directions en hennissant et en lançant des ruades.
Les Indiens se levèrent en désordre et coururent avec de grands cris à la recherche de leurs chevaux.
La Tête-d’Aigle seul, comme s’il avait deviné l’endroit où ses ennemis se tenaient en embuscade, s’était dirigé droit vers eux, s’abritant le mieux possible derrière les arbres qui se trouvaient sur son passage.
Les chasseurs reculaient pied à pied, surveillant les environs afin de ne pas se laisser tourner.
Les cris des Indiens s’éteignaient dans le lointain ; ils s’acharnaient à la poursuite de leurs chevaux.
Le chef se trouvait seul en présence de deux ennemis.
Arrivé à un arbre dont le tronc énorme lui offrait toutes les garanties de sûreté désirables, dédaignant de se servir de son fusil, et l’occasion lui paraissant favorable, il ajusta une flèche sur son arc.
Mais quelles que fussent sa prudence et son adresse, il ne put faire ce mouvement sans se découvrir un peu ; le Cœur-Loyal épaula son fusil, le coup partit, la balle siffla, le chef bondit sur lui-même en poussant un rugissement de rage et tomba sur le sol.
Il avait le bras fracassé.
Les deux chasseurs étaient déjà près de lui.
– Pas un geste, Peau-Rouge, lui dit le Cœur-Loyal, pas un geste ou vous êtes mort !
L’Indien resta immobile, impassible en apparence, dévorant sa colère.
– Je pouvais vous tuer, continua le chasseur, je ne l’ai pas voulu, voici la seconde fois que je vous donne la vie, chef, ce sera la dernière, ne vous trouvez plus sur ma route, et surtout ne volez plus mes trappes, sinon je vous jure que je ne vous ferai pas grâce.
– La Tête-d’Aigle est un chef renommé parmi les hommes de sa tribu, répondit l’Indien avec orgueil, il ne craint pas la mort, le chasseur blanc peut le tuer, il ne le verra pas se plaindre.
– Non, je ne vous tuerai pas, chef, mon Dieu défend de verser le sang d’un homme sans nécessité.
– Oah ! fit l’Indien avec un sourire ironique, mon frère est missionnaire.
– Non, je suis un honnête trappeur, je ne veux pas vous assassiner.
– Mon frère blanc a des sentiments de vieilles femmes, reprit l’Indien, Nehu nutah ne pardonne pas, il se venge !
– Vous ferez comme il vous plaira, chef, répondit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, je n’ai pas la prétention de changer votre nature, seulement vous êtes averti, adieu.
– Et que le diable vous caresse ! ajouta Belhumeur en le poussant du pied avec mépris.
Le chef sembla rester insensible à cette nouvelle insulte, seulement ses sourcils se froncèrent, il ne bougea pas, mais il suivit d’un regard implacable ses deux ennemis qui, sans plus s’occuper de lui, s’enfoncèrent