Han d'Islande. Victor Hugo

Han d'Islande - Victor  Hugo


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seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour m'abuser, si ce n'est pas pour causer ma mort que vous avez daigné venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,– et ses larmes s'échappaient avec abondance, et sa tête s'était penchée sur le sein du jeune homme,– fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse?

      Elle s'arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient attachés par ses mains jointes au cou d'Ordener, sur les yeux duquel elle fixait ses yeux suppliants.

      – Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes intentions, et l'intérêt pour lequel je m'expose n'est autre que le vôtre. Ce coffret de fer renferme....

      Éthel l'interrompit.

      – Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, Ordener, que veux-tu que je devienne?

      – Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel?

      – Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à quel monstre tu cours? Sais-tu qu'il commande à toutes les puissances des ténèbres? qu'il renverse des montagnes sur des villes? que son pas fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée?

      – Et vos prières, Éthel, et l'idée que je combats pour vous? Sois-en sûre, mon Éthel, on t'a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce brigand. C'est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu'à ce qu'il la reçoive.

      – Tu ne veux donc pas m'écouter? mes paroles ne sont donc rien pour toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre?

      Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l'imagination d'Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle poursuivit, d'une voix entrecoupée par les sanglots:

      – Je te l'assure, mon bien-aimé Ordener, ils t'ont trompé ceux qui t'ont dit que ce n'était qu'un homme. Tu dois me croire plus qu'eux, Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je voudrais seulement que d'autres te le disent, tu les croirais et tu n'irais pas.

      Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé l'aventureuse résolution d'Ordener, s'il n'eût été aussi avancé. Les paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa mémoire, et le raffermirent.

      – Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n'irai pas, et n'en pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos larmes et vos intérêts. Il s'agit de votre fortune, de votre bonheur, de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.

      Et il la pressait doucement dans ses bras.

      – Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma fortune, ma vie?

      – Il s'agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.

      Elle s'arracha de ses bras.

      – De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.

      – Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces papiers avec la vie.

      Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s'étaient taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre d'un oeil terne et indifférent, de l'oeil dont le condamné la regarde au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.

      – De mon père! murmura-t-elle.

      Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.

      – Ce que tu fais est inutile; mais fais-le.

      Ordener l'attira sur son sein.

      – Oh! noble fille, laisse ton coeur battre sur le mien. Généreuse amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma bien-aimée Éthel!

      Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble coeur qui se sent compris d'un noble coeur? Et si l'amour unit ces deux âmes pareilles d'un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables délices? Il semble alors que l'on éprouve, réunis dans un court moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du charme des généreux sacrifices.

      – O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir tue. J'aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et Ordener plaça sur son bras le bras d'Éthel, et dans sa main cette main adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait d'issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d'or, coupa une boucle de ses beaux cheveux noirs.

      – Reçois-la, Ordener; qu'elle t'accompagne, qu'elle soit plus heureuse que moi.

      Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa bien-aimée.

      Elle poursuivit:

      – Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.

      Ordener s'inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le coeur l'un de l'autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s'élança violemment sous la voûte obscure de l'escalier en spirale, qui lui apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu!

      X

      Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui l'entoure annonce le bonheur. Elle porte des colliers d'or et des robes de pourpre. Lorsqu'elle sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son passage, et des pages obéissants étendent des tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point dans la retraite qui lui est chère: car alors elle pleure, et son mari ne l'entend pas.– Je suis cette malheureuse, l'épouse d'un homme honoré, d'un noble comte, la mère d'un enfant dont les sourires me poignardent.

MATURIN, Bertram.

      La comtesse d'Ahlefeld venait de quitter l'insomnie de la nuit pour celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle songeait à ce Musdoemon, que de coupables illusions lui avaient jadis peint si séduisant, si affreux maintenant qu'elle l'avait pénétré et qu'elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non d'avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa porte s'ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée d'être surprise, car elle avait ordonné qu'on la laissât seule. Sa colère se changea à l'aspect de Musdoemon en un effroi qu'elle apaisa pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.

      – Ma mère! s'écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de courir les champs?

      La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C'était peut-être la plus sensible des punitions pour cette


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