Han d'Islande. Victor Hugo

Han d'Islande - Victor  Hugo


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n'être qu'une fantaisie, et rien n'empêche, quand on a une femme, d'avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. Mais non, ce n'est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas d'un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d'honneur. Si j'étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le collier de l'ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la Clélie. Non, ce n'est pas le fils du vice roi.

      XI

      Si l'homme pouvait conserver encore la chaleur de l'âme quand l'expérience l'éclaire; s'il héritait du temps sans se courber sous son poids, il n'insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même.

Mme DE STAËL. De l'Allemagne.

      – Eh bien! qu'est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter?

      – Son excellence oublie qu'elle vient de m'en donner l'ordre.

      – Oui? dit le général.– Ah! c'était pour que vous me donnassiez ce carton.

      Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre lui-même, en étendant un peu le bras.

      Son excellence replaça machinalement le carton sans l'ouvrir, puis elle feuilleta quelques papiers avec distraction.

      – Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il?

      – Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une horloge sous les yeux.

      – Je voulais vous dire, Poël.... Qu'y a-t-il de nouveau dans le palais?

      Le général continua sa revue des papiers, écrivant d'un air préoccupé quelques mots sur chacun d'eux.

      – Rien, votre excellence, sinon que l'on attend encore mon noble maître, dont je vois que le général est inquiet.

      Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d'un air d'humeur.

      – Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d'Ordener! Je sais le motif de son absence; je ne l'attends pas encore.

      Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, qu'elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une de ses secrètes pensées, et croire qu'Ordener avait agi sans son ordre.

      – Poël, poursuivit-il, retirez-vous.

      Le valet sortit.

      – En vérité, s'écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit d'insomnie et d'impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes d'une chancelière et aux conjectures d'un valet! et tout cela pour qu'un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu'il doit à un vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu'il vienne, qu'il arrive maintenant, du diable si je ne l'accueille pas comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim aux conjectures d'un valet, aux sarcasmes d'une chancelière! Qu'il vienne!

      Le général continuait d'apostiller les papiers sans les lire, tant sa mauvaise humeur le préoccupait.

      – Mon général! mon noble père! s'écria une voix connue.

      Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à réprimer un cri de joie.

      – Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....– La réflexion arriva au milieu de cette phrase.– Je suis aisé, seigneur baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir du plaisir à me revoir; c'est sans doute pour vous mortifier que vous vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous êtes ici.

      – Mon père, vous m'avez souvent dit qu'un ennemi malheureux devait passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.

      – Sans doute, dit le général, quand le malheur de l'ennemi est imminent. Mais l'avenir de Schumacker....

      – Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.

      Le général, dont le visage s'était par degrés entièrement adouci, interrompit Ordener.

      – Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là? Schumacker est sous ma sauvegarde. Quels hommes? quelles trames?

      Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette question. Il n'avait que des lueurs très vagues, que des présomptions très incertaines sur la position de l'homme pour lequel il allait exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu'il agissait follement; mais les âmes jeunes font ce qu'elles croient juste par instinct et non par calcul; et d'ailleurs, dans ce monde où la prudence est si aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait une grande démence, si derrière les hommes il n'y avait Dieu. Ordener était dans l'âge où l'on croit et où l'on est cru. Il risquait ses jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui n'auraient pas résisté à une discussion froide.

      – Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours j'aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je vais repartir ce soir.

      – Comment! s'écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils?

      – Vous m'avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action louable en secret.

      – Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et tu sais quelle grande affaire te demande.

      – Mon père m'a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux intérêts d'un autre. Bonne action donne bon conseil. D'ailleurs à mon retour nous verrons.

      – Quoi! reprit le général d'un ton de sollicitude, ce mariage te déplairait-il? on dit Ulrique d'Ahlefeld si belle! dis-moi, l'as-tu vue?

      – Je crois qu'oui, dit Ordener; il me semble qu'elle est belle, en effet.

      – Eh bien? reprit le gouverneur.

      – Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme.

      Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les soupçons de l'orgueilleuse comtesse lui revinrent à l'esprit.

      – Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j'ai été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a une fille....

      – Oh! s'écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée jeune fille.

      – En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives.

      Ordener revint un peu à lui.

      – Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, l'honneur?

      – La vie! l'honneur! mais c'est moi pourtant qui gouverne ici, et j'ignore toutes ces horreurs! Explique-toi.

      – Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est menacée par un infernal complot.

      – Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu?

      – Le fils aîné d'une puissante famille est en ce moment à Munckholm; il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l'a dit lui-même.

      Le général recula de trois pas.

      – Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est la famille?

      Ordener


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