Histoire des salons de Paris. Tome 1. Abrantès Laure Junot duchesse d'
souffert, et l'autorité serait demeurée intacte et respectée… La littérature ne corrigea que des ridicules, même dans un roi; tandis que la république des lettres, sous Louis XV et déjà sous le Régent, fut d'une telle influence, que si l'on retranchait à ce siècle, en faisant un tableau, les écrits de J. – J. Rousseau, de Voltaire, de Raynal, d'Helvétius, de Mably, Diderot, Necker, etc., etc., vous ôteriez au siècle son génie, son caractère particulier, à la génération qui lui a succédé, ses nouvelles doctrines et ses opinions actives puissantes; et ces opinions qui ont tant influé sur la France et tout changé dans sa vieille organisation. La grande influence et surtout l'influence rapide qui se communiqua à la nation entière, eut pour cause première les réunions sociales entre soi, et notamment celles qui eurent lieu sous le règne de Louis XVI, depuis la fin de Louis XV… Le salon de madame Geoffrin, celui de madame du Deffant, de la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg surtout, tout le monde élégant de la Cour, se trouvait réuni sur le pied de l'égalité avec les gens de lettres qui dominaient alors la société de France. Cette époque est remarquable, et remarquable à constater… Un fait qui l'est plus encore est le moment où la Reine, abandonnant son souper royal et l'étiquette la plus ordinairement suivie, se rendait chez la duchesse Jules de Polignac pour y souper sans cérémonie, et y faire de la musique, en étant accompagnée par Gluck… n'étant enfin qu'une personne du monde, et ne voulant compter dans le cercle de madame la duchesse de Polignac que comme une personne de plus dans la société. Avec l'étiquette s'en est allé le respect. Ces changements ont été d'une haute importance dans les affaires de la France… C'est des salons de Paris que les discours de l'Assemblée Constituante allaient à la tribune, c'était dans les salons de Paris qu'on minutait les attaques et les répliques de ces adversaires de si grand talent qui ont combattu dans cette arène mémorable!..
Voilà ce que je me propose de reproduire, ou tout au moins de rappeler; voilà le tableau que je mettrai sous les yeux. Je le ferai d'une main et d'un esprit impartial. Il faut du courage pour peindre des temps aussi près de nous; mais la vérité contribue tellement à mieux faire ce qu'on entreprend, que, par intérêt pour soi-même, il faut la prendre pour règle.
Le moment de la plus grande influence des lettres sur la nation fut celui où la littérature déserta les écoles, pour faire ses cours dans les salons. Cette époque est celle du règne de Louis XVI et la fin de Louis XV.
À cette époque, la jeunesse de vingt-cinq ans, de trente ans, était toute faite, toute instruite, toute pénétrée des maximes philosophiques, et s'attendant aux plus grands mouvements politiques; la république des lettres avait précédé la Révolution, et lorsque l'abbé Raynal publia la cinquième édition de son histoire des Indes, il trouva la nation tout occupée de son livre et des troubles d'Amérique. Cependant je ne suis pas de l'avis de ceux qui attribuent aux philosophes les malheurs de la Révolution: elle fut sanglante parce qu'une telle commotion ne se peut faire sans douleur et sans quelques malheurs particuliers. L'abbé Raynal racontait lui-même que, lorsqu'il était prêtre, il prêchait et disait des choses pour nous qu'il ne croyait pas. Je crois donc avec raison que la philosophie a amené la Révolution, mais je nie qu'elle ait fait ses malheurs.
Au commencement du règne de Louis XVI et même depuis 68, il y avait à Paris des réunions périodiques dont l'histoire n'est point écrite et qui, cependant, tient à la nôtre essentiellement: les gens de lettres confondus avec la plus élégante société de Paris, la plus riche et la plus haute classe, professaient dans un salon meublé avec un luxe asiatique, après un dîner d'une exquise recherche, avec plus de contentement que dans une halle ouverte à tous les vents. Les hommes les plus éclairés étaient admis chez madame Geoffroy, madame du Deffant, le baron d'Holbach, Helvétius, Lavoisier, madame de Bourdic, madame de Genlis, madame Necker, madame Fanny de Beauharnais, la duchesse de Brancas, dont le salon était le rendez-vous d'hommes de la plus haute capacité, et une foule d'autres maisons où l'esprit du monde aidait au talent et même au génie à se faire comprendre de la foule. On y discutait les ouvrages qui paraissaient périodiquement ou chaque jour; les femmes, avides de s'instruire, demandaient des explications qu'elles ne comprenaient pas toujours, mais qui plus tard leur devinrent familières et leur font aujourd'hui prendre en pitié le temps où elles pouvaient être arrêtées par de semblables niaiseries.
Les salons de Paris étaient donc alors de vraies écoles, où l'on professait sans la pédanterie scolastique, et madame Necker et madame Rolland étaient les deux chefs dans ces nouvelles arènes où l'esprit comparaissait sous toutes les formes, madame Necker pour la défense des idées religieuses, madame Rolland pour celle des pensées libérales, qui, à cette époque, causaient déjà un mouvement prononcé, et toutes deux donnaient une impulsion à la machine. Les salons étaient aussi une arène où combattaient les philosophes et les économistes: ils avaient leurs disciples, leurs séides mêmes, et le fanatisme pour leur cause allait jusqu'au plus sérieux des engagements; ils étaient gens de bien en général, et leurs intentions étaient pures. Ils étudiaient l'homme: c'était lui, c'était la nature qu'ils étudiaient. Le seizième siècle avait vu les savants approfondir les études les plus abstraites. Les moralistes, les écrivains religieux, les traducteurs du grec et du latin, les commentateurs enfin, avaient rempli le seizième siècle; l'esprit fatigué se reposait, au dix-septième, dans la poésie, et l'imagination délassait la faculté savante; mais toutes les immenses portées fatiguent l'esprit humain: autour de lui, d'ailleurs, que voyait-il? une dégénération complète, une corruption de mœurs qui tendait à la chute, à l'écroulement de tout en ce monde. Le moyen de chanter une pareille époque! Alors, on s'attacha à connaître et à faire connaître l'homme, et la nature: c'est ainsi que le règne philosophique a commencé. Ce n'est pas que le siècle de Louis XIV n'ait produit de grands savants, et Pascal à lui seul répond pour tout un siècle6! et que celui de Louis XV n'ait donné des poëtes qui méritent ce nom; mais il faut reconnaître que le dix-septième siècle a été celui de l'imagination, et le suivant, celui de la vérité: après Racine, la lyre poétique se détendit et la muse de la France ne la remonta pas pour Dorat, et toute cette troupe qui n'avait de poétique que le nom; mais des hommes tels que Lavoisier, Darcet, Bailly, Buffon, Franklin, etc., méritent la reconnaissance nationale…
Nous montrerons, en regard de ces savants estimables dans leurs travaux comme dans leur caractère privé, plusieurs hommes dont l'existence bizarre révèle plus d'intrigue que de vraie science… les Martinistes, Cagliostro, Bleton, Mesmer, Delon, les somnambules et tous leurs sectateurs, dont les fantastiques rêveries ont jeté parmi nous des semences de folie et de sinistres malheurs!.. La doctrine des attractions morales fit malheureusement trop de prosélytes; et dans une ville comme Paris, jusqu'où pouvait aller le fanatisme!.. jusqu'où pouvait aller l'esprit d'une génération blasée, à qui une voix mystérieuse promettait des moyens inusités et puissants pour exciter ou éprouver des sensations inconnues!.. Il y a dans l'histoire de cette époque des faits bien curieux à rapporter. J'en dirai quelques-uns en leur temps… Mais il y a toutefois une grande différence à établir entre le magnétisme et le mesmérisme. Mesmer, homme habile et spirituel, possédant de l'instruction pratique et de la science apprise, avait des déraisonnements spécieux à l'aide desquels il subjuguait les esprits même les plus incrédules… Je compte donner une description du salon de Mesmer, et d'une séance autour de son baquet magnétique, avec tous les détails de cette science pratiquée alors par des hommes qui faisaient du tort à une science positive que, moi-même, après l'avoir combattue, j'ai en partie reconnue. Le magnétisme peut donc exister, mais les jongleries du sauveur du genre humain, comme s'appelait Mesmer lui-même, voilà ce que je ne puis approuver… Ce n'est pas d'après la querelle de l'Académie royale de Médecine et de l'Académie des Sciences, qui toutes deux le proclamaient le plus adroit des charlatans, que je résume mon opinion; je l'appuie sur une base plus certaine: c'est sur le sentiment et l'avis de MM. Lavoisier, Bailly, Franklin, Guillotin, Darcet, Leroy, etc., etc., que je règle le mien.
Les salons de Paris, à l'époque dont je parle, étaient séparés en deux camps, comme quelques années avant, au temps des Gluckistes et des Piccinistes; il y avait alors des sujets d'intérêt bien autrement vifs, qui devaient absorber jusqu'à la volonté de ceux qui avaient une
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Je sais que je m'attirerai des reproches en disant que Voltaire n'est pas poëte… On ne l'est pas cependant pour avoir fait des poésies légères, quelque parfaites qu'elles soient… Quel nom donnerez-vous à l'Arioste!.. au Tasse?..