Histoire des salons de Paris. Tome 1. Abrantès Laure Junot duchesse d'
spirituelle; elle crut que sa présentation à la Cour de Louis XV ne souffrirait pas de difficultés: elle se trompa… Le Roi répondit, en prenant sur la cheminée de madame Dubarry, chez laquelle il était alors, un crayon pour biffer le nom de madame de Cassini, en écrivant de sa main:
«Il n'y a ici que trop d'intrigantes; madame de Cassini ne sera pas présentée.»
Elle avait été la maîtresse de M. de Maillebois; elle sut le garder pour ami… Elle avait un frère qui était ce Masson, ami de Dorat, qui un jour prit le titre de marquis de Pezay12. Il avait une jolie figure, de bonnes manières qu'il avait prises dans la société de sa sœur, qui, en hommes, voyait ce qu'il y avait de mieux à la Cour; il avait de l'ambition et ne possédait rien. Il y avait bien dans sa vie des circonstances qui pouvaient être par lui mises en œuvre, et le mener à un état heureux: mais son ambition voulait un grand pouvoir; il le rêvait et finit par l'obtenir, chose qui fut longtemps ignorée… Il composait des vers, des héroïdes, des madrigaux, tout cela fort pâle, fort tiède… et pour peu que Dorat se mêlât de corriger, je demande ce que devenait le peu de feu sacré que l'homme ambitieux avait prêté à celui qui voulait être poëte; car l'ambition est un sentiment hardi pour lequel il faut que l'homme sente ses facultés et les mette en activité… L'âme de l'ambitieux ne peut être froide.
Les soirées helvétiques ou helvétiennes furent beaucoup vantées dans la société de madame de Cassini et dans celle d'un ami de M. de Pezay, le résident de Genève, un homme qui depuis devait être fameux, monsieur Necker… Mais la réputation de M. de Pezay ne dépassait pas alors ce cercle assez borné, attendu que les hommes de finance n'étaient connus dans la haute classe que par leurs alliances avec la noblesse… mais ceux qui étaient étrangers à notre patrie comme à nos coutumes nous étaient complètement inconnus… M. Necker de Genève n'était pas tout-à-fait dans ce cas; mais il vivait dans son hôtel assez solitairement, possédant une grande fortune qu'il avait gagnée dans ses spéculations de la compagnie des Indes, et nourrissant une grande ambition qu'il voulait au reste appliquer au bien public… Son caractère était honorable, et rien n'a pu le noircir même à une époque où la plus basse flatterie faisait incliner la tête devant Napoléon, qui avait pris M. Necker dans la plus belle des aversions, sans trop savoir pourquoi, ou plutôt parce que M. Necker réclamait deux millions qu'on lui avait PRIS, c'est le mot.
M. de Pezay avait aussi son ambition: à cette époque, les économistes, les encyclopédistes, avaient un peu tourné les meilleures têtes… d'où il suivait que les médiocres n'allaient guère droit leur chemin. M. de Pezay, n'étant connu de personne, voulut se faire connaître en innovant… Il écrivit à Frédéric, à Catherine II, à Joseph II, à tous les rois de l'Europe… Mais il n'eut aucune bonne chance; Frédéric prit de l'humeur même, et lui répondit:
«Il sied bien à une jeune barbe comme vous de donner des leçons à un vieux roi.»
Frédéric aurait pu ajouter comme moi, car il y avait à cette époque, en Europe, de vieux rois qui auraient pu recevoir des leçons d'un enfant.
M. le marquis de Pezay, repoussé dans ses attaques sur la royauté étrangère, jeta ses filets sur la nôtre… Il aurait bien commencé par elle, mais une circonstance que je dirai tout à l'heure s'y opposait; il voulut enfin dominer son étoile, et voici ce qu'il fit.
Un garçon des petits appartements, nommé Louvain, fut gagné à prix d'or pour déposer une lettre, à l'adresse du Roi, dans l'endroit le plus apparent d'une chambre où le Roi s'occupait ordinairement de ces sortes de lectures.
Cette lettre, écrite d'un fort beau caractère, était de nature à attirer, par cette seule raison, l'attention du Roi… Il écrivait admirablement, et aimait à trouver dans les autres ce qu'il possédait aussi… Mais la lettre elle-même pouvait être considérée par son contenu comme susceptible d'attirer l'attention spéciale du Roi.
Dans cette lettre, qui n'était point signée, on proposait au Roi (alors fort jeune) une correspondance mystérieuse et tout à son avantage; on lui donnerait, disait-on, des détails précieux sur l'esprit public, sur ce qu'on pensait de son administration, enfin sur tout ce qui pouvait stimuler la curiosité et surtout l'intérêt du Roi… Il fut au comble… Louis XVI, enchanté du ton de la lettre, conçut l'espoir d'avoir dans son auteur un véritable ami qui, au milieu de la corruption de cette cour, l'objet de son éloignement et presque de son aversion, serait pour lui un ange sauveur!.. Il relut cette lettre… C'était, lui disait-on, comme le spécimen du reste de la correspondance… Elle contenait des détails sur l'Angleterre, sur l'intérieur de plusieurs familles françaises, depuis la roture jusqu'au prince et au duc et pair… Louis XVI fut ravi et espéra un second numéro, il ne se trompait pas… Le surlendemain, qui était un samedi, le Roi trouva une seconde lettre mieux faite que la première et plus intime dans ses détails. L'auteur disait cette fois qu'il était homme de naissance, qu'il connaissait les Anglais les plus riches et les plus renommés par leur position sociale, qu'il voyait également les personnes les plus remarquables de Paris et de Versailles, qu'il était agréable aux femmes les plus recherchées et les plus à la mode… Il concluait en disant au Roi qu'il l'aimait comme son souverain et puis comme l'homme le plus parfait de sa cour… Il assurait ne vouloir rien pour lui… Il communiquerait ses observations au Roi, et lui n'aurait que le bonheur de se trouver en relation avec le meilleur et le plus digne des maîtres. Tous les samedis comme ce même jour, il ferait parvenir au Roi un numéro de sa correspondance… Si cet arrangement convenait au Roi, l'auteur de la lettre le suppliait humblement de tenir son mouchoir à la main d'une manière qui le lui fît distinguer, pendant le moment de l'élévation, le lendemain à la messe, et de le quitter après l'élévation du calice, pour témoignage que l'auteur de la lettre ne déplairait pas en continuant sa correspondance. Il finissait en assurant Louis XVI qu'il lui donnerait des détails positifs et intimes sur les princes contemporains, les grands du royaume, les parlements, les ministres, les évêques des deux partis, les intendants, les gens de lettres; enfin il assurait au Roi qu'il le ferait assister, comme dans une loge grillée, aux sociétés les plus recherchées de Paris, dont il lui importait surtout de connaître, à cette époque, l'esprit et les sentiments intimes. C'était enfin un ministre de plus qu'avait le Roi, un lieutenant de police, un M. de Sartines, et sans qu'il lui en coûtât rien.
On pense bien que le mouchoir fut tenu à la main et déposé suivant la recommandation faite. Louis XVI était jeune; et bien que rien ne fût moins romanesque que lui, il aimait cet ami mystérieux qui ne donnait qu'à lui seul des communications qui devaient produire un effet d'autant plus étonnant que le Roi paraissait n'avoir aucune connaissance intime. Aussi le conseil fut bien surpris lorsque le Roi annonça des nouvelles qui, au fait, étaient inconnues, même au ministre dont le département était intéressé à les savoir, et qui se trouvèrent exactes.
Bientôt cette correspondance devint si intéressante, que le Roi voulut en connaître l'auteur. Il dit à M. de Sartines de le découvrir, et le lui ordonna comme voulant être obéi.
Le soupçon tomba d'abord sur beaucoup de personnes, qui nièrent à la première enquête, mais qui, voyant que c'était pour une aussi importante raison, eurent l'air de laisser croire qu'elles étaient en effet auteurs de la correspondance; mais les agents de M. de Sartines découvraient bientôt la fausseté de la chose, et on recherchait de nouveau… Cependant la police était trop habilement faite pour ne pas découvrir un homme qui, d'ailleurs, se lassait de l'incognito, et voulait enfin jouir de sa faveur, car il voyait qu'elle n'était plus douteuse: il se laissa donc trouver, et le Roi sut enfin que son correspondant était un homme qu'il pouvait avouer au moins, ce que son mystère prolongé lui faisait mettre en doute.
Le marquis de Pezay, une fois dévoilé, conçut les plus hautes espérances!.. Il avait surtout l'ambition de composer le ministère du Roi et d'y placer M. Necker. Ce qui est certain et en même temps fort curieux, c'est que jamais il n'y songea pour lui-même. Pourquoi cela? C'est une particularité assez remarquable. Quant à M. Necker, c'est ainsi qu'on préluda à son élévation par cette correspondance, qui dura plusieurs années… M. de Pezay ignorait que M. de Vergennes lui en opposait une autre écrite également
12
Ce fut sur lui qu'on fit ce quatrain; il est de M. de Rulhières: