Histoire des salons de Paris. Tome 4. Abrantès Laure Junot duchesse d'
fracas d'applaudissements.
Le fait est que le roi d'Étrurie était un homme ordinaire, toutefois sans être imbécile, comme Bourrienne et Savary l'ont prétendu; mais dans des temps difficiles un roi qui n'est qu'ordinaire est un mauvais roi.
On lui fit d'admirables présents, des tapisseries des Gobelins, des armes de la manufacture de Versailles, alors dirigée par Boutet, le meilleur armurier de l'Europe à cette époque-là; des raretés de toute espèce, des porcelaines de Sèvres admirables, entre autres un vase de neuf pieds de hauteur avec le piédestal sur lequel il était monté. J'ai entendu dire depuis à Sèvres même qu'il valait plus de 250,000 francs.
La belle fête de madame de Montesson eut lieu. Ce fut une vraie féerie. – Si les femmes avaient eu les mêmes diamants et le même luxe que sous l'empire, elle eût encore été plus belle; mais celle de nous alors qui avait le plus de diamants en avait à peine pour 100,000 fr. Qu'on juge de ce que fut plus tard le quadrille des Péruviens allant au Temple du Soleil! – Il y avait dans ce quadrille pour plus 20,000,000 de diamants.
Mais, au bal de madame de Montesson, comme il n'y avait rien eu de mieux jusque-là, nous en fûmes contentes et le trouvâmes charmant. C'est à ce bal de madame de Montesson que, dansant avec le roi d'Étrurie qui sautait avec une ardeur inconcevable, il me lança un objet quelconque au visage qui me frappa fortement à la joue et s'accrocha dans mes cheveux… Je fus d'abord étonnée… c'était une de ses boucles de soulier!.. il les collait sur le soulier même pour que l'ardillon ne grossît pas le pied… Cette manière de traiter un pied avec coquetterie est bien étrange, mais enfin c'était encore plus de goût que je ne l'aurais jugé susceptible d'en avoir.
Tous les ministres donnèrent une fête au Roi et à la Reine d'Étrurie. Le ministre de la guerre, Berthier alors, leur en donna une différente des autres16: c'était un bivouac. Il y eut un malheur qui pensa avoir des suites; le Roi paria avec Eugène qu'il sauterait deux pieds au-delà d'un des feux du bivouac. Eugène paria que non. Le Roi sauta; Eugène avait raison… Le Roi tomba au beau milieu des flammes du feu du bivouac. Il cria comme un brûlé, c'est le cas de le dire; il secouait ses petites jambes auxquelles tenaient encore des flammèches, qui roussirent tellement ses bas de soie qu'on fut obligé d'en envoyer chercher d'autres; car, pour ceux de Berthier, il n'y fallait pas songer. Autant aurait valu mettre une quille dans un baril.
Mais une fête plus belle que celle de madame de Montesson fut celle que M. de Talleyrand donna aux princes, non pas à cause de l'ordonnance, mais en raison du local qui était plus propre à donner une fête. Il avait alors Neuilly17. Tout fut organisé pour une réunion, comme M. de Talleyrand savait en ordonner une, et nous eûmes en effet une charmante soirée. Il y eut un improvisateur italien; ce qui charma le Roi. Cet homme s'appelait Gianni; il était bossu et effroyable, mais il avait du talent. Le Roi l'embrassa, ce qui amusa fort toute la compagnie; l'Italien lui fit un compliment dont le Roi ne sentit peut-être pas la beauté; car, ravi d'entendre parler sa langue au milieu de cet enchantement de fête, il ne recueillit, comme il le dit très-poétiquement lui-même, que l'euphonie des sons de la patrie, del patrio nido. Gianni improvisait aussi chez madame de Montesson, qui parlait très-purement l'italien quand elle osait le parler avec des Italiens: le Roi lui-même en fut surpris. Ce fut la Reine qui le lui apprit: tous deux ne voulaient plus lui parler qu'italien, ce qui l'ennuyait fort.
La fête de M. de Talleyrand finit par un magnifique feu d'artifice, précédé d'un concert où Garat, Rode, Nadermann, Steibelt, madame Branchu se firent entendre. Il y avait alors un commencement de goût de bonne musique et de beaux arts, qui donnait de l'émulation à tout ce qui se sentait du talent et avait l'âme poétique. M. de Talleyrand, qui ne l'est pas extrêmement (poétique), le fut cependant dans l'ordonnance de sa fête, et surtout pour son souper. Il fut servi sur des tables dressées autour de gros orangers en fleur qui servaient de surtout: des corbeilles charmantes pendaient aux branches et contenaient des glaces en forme de fruits: c'était féerique. Le parc était surtout ravissant à parcourir. Il était en partie éclairé par le reflet de l'illumination du château, qui représentait la façade du palais Pitti, à Florence, devenu le palais royal de l'Étrurie, et que devaient habiter les nouveaux souverains. Ce fut, je crois, ce qu'on fit alors pour Florence qui, plus tard, donna la pensée de faire une représentation de Schœnbrunn pour la fête que la princesse Pauline donna à Marie Louise, à l'époque du fatal mariage, dans ce même Neuilly.
Un personnage remarquable était à cette fête, où il formait un étrange contraste avec la figure étonnante du Roi d'Étrurie. C'était le prince d'Orange, aujourd'hui Roi de Hollande. Il était alors jeune et de la plus charmante tournure; sa figure était belle, et cette qualité de prince dépossédé, de prince desdichado, lui donnait à nos yeux une physionomie qui ajoutait à l'intérêt qu'il devait inspirer. Il fut très-attentif pour madame de Montesson, et allait souvent chez elle dans l'intimité habituelle. Il venait à ses dîners du mercredi, où chacun fut toujours satisfait de son extrême politesse.
Ces dîners du mercredi étaient vraiment merveilleux pour l'extrême recherche du service, surtout dans ce qui tenait à la science culinaire. Pendant le carême surtout, la moitié du dîner était maigre pour quelques ecclésiastiques, qui avaient conservé leurs habitudes en même temps gourmandes et religieuses; et le dîner maigre était si parfait, que j'ai vu souvent M. de Saint-Far faire maigre pendant tout un carême… mais le mercredi seulement, il ne faut pas s'y tromper.
La maison de madame de Montesson était fort brillante ces jours-là, et fort intéressante par la variété des personnages qui animaient la scène. On y voyait des gens de tous les partis, de tous les pays, pourvu toutefois qu'ils eussent toutes les qualités requises pour être admis chez madame de Montesson, surtout celle de faire partie de la bonne compagnie. J'y voyais, entre autres personnes de l'ancien régime, une femme que j'aimais à y rencontrer, parce qu'elle était bonne pour les jeunes femmes et qu'elle me disait toujours du bien de ma mère, qu'elle n'appelait que la belle Grecque; c'était madame la princesse de Guémené18.
Napoléon aimait madame de Montesson non-seulement pour toutes les raisons que j'ai dites, mais parce qu'elle le comprenait dans ses hautes conceptions, et qu'elle allait même jusqu'à les vanter et les aider dans son intérieur et dans la société. C'est ainsi qu'elle voulut le seconder lorsqu'à cette époque il se prononça fortement pour que personne ne fût reçu aux Tuileries portant un tissu anglais ou de l'Inde venu par l'Angleterre. Ce fut ce qui donna une si grande activité à nos manufactures de la Belgique, de la Flandre et de la Picardie. Madame de Montesson fut presqu'un ministère pour Napoléon dans cette circonstance. Était-ce flatterie ou conviction?.. Je crois que c'étaient ces deux sentiments réunis.
Quoi qu'il en soit, le premier consul aimait madame de Montesson et le lui prouva par sa conduite bien plus que par une parole, et pour lui c'était tout. Il était constamment aimable pour madame de Montesson; toutes les fois qu'elle invitait madame Bonaparte à déjeuner dans son hôtel de la rue de Provence, il l'engageait à n'y pas manquer, et quelquefois lui-même s'y rendait.
C'était alors le temps où madame de Staël faisait les plus grands efforts pour parvenir à captiver les bonnes grâces, apparentes au moins, de Napoléon. Mais il la repoussait avec une rudesse et des manières qui ne pouvaient être en harmonie avec aucun caractère, et encore moins avec celui d'une femme comme madame de Staël.
Elle allait chez madame de Montesson quelquefois. Je ne sais si c'était pour faire pièce à sa nièce, mais j'ai toujours vu madame de Montesson fort gracieuse pour elle. Elle avait, à un degré supérieur, le talent d'être aimable pour une femme lorsqu'elle le voulait; et cela avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. C'était toute la protection de la vieille femme accordée à la jeune, mais sans qu'elle pût s'en effrayer; madame de Staël n'était plus jeune19 alors, mais sa position douteuse lui rendait l'appui de madame de Montesson nécessaire, surtout auprès de madame Bonaparte et du premier Consul. Elle y fut donc un matin et lui demanda de parler en sa faveur au premier Consul.
«Je
16
Moustache, le fameux courrier de l'Empereur, y joua un rôle.
17
Qui fut ensuite à la reine de Naples et puis à la princesse Pauline, et que la reine de Naples réclame aujourd'hui, dit-on! mais c'est une erreur… à quel titre?.. l'avait-elle payé?.. dans ce cas, l'Empereur le lui a rendu, et ne l'eût-il pas fait, la couronne de Naples soldait bien des comptes. Il paraît qu'avec elle, elle n'a soldé que celui des rapports de famille.
18
Elle était fort gourmande. Un jour elle m'appela au moment où l'on servait le café. Donnez-moi votre tasse, me dit-elle, et elle y versa une forte pincée d'une poudre d'une couleur de cannelle, puis ensuite elle me dit de boire. Mon café était délicieux. Je lui demandai le nom de ce qu'elle y avait mis pour le transformer ainsi. C'était une poudre de cachou préparée et venant de la Chine. Elle lui avait été donnée par des missionnaires. Toutes les fois que M. de Lavaupalière dînait avec la princesse de Guémené chez madame de Montesson, il rôdait autour d'elle, au moment du café, d'une manière tout à fait comique.
19
Elle avait, à cette époque, 1802 ou 1801, trente-huit ans. Elle mourut en 1817, âgée de cinquante-quatre ans.