Les nuits mexicaines. Aimard Gustave
avoir pris toutes ces précautions doucement et méthodiquement, car c'était un homme fort soigneux en toutes choses, Dominique enleva les alforjas, ou doubles poches placées à l'arrière de sa selle, se les mit sur l'épaule et s'agenouillant alors auprès du corps étendu, il ouvrit son vêtement et lui appuya l'oreille contre la poitrine ouverte par une blessure béante.
Dominique était un homme de haute taille, robuste et parfaitement proportionné; ses membres bien attachés étaient garnis de muscles gros comme des cordes et durs comme du marbre; il devait être doué d'une vigueur remarquable jointe à une grande adresse dans tous ses mouvements qui ne manquaient pas d'une certaine grâce virile: c'était, en un mot, une de ces organisations puissantes peu communes dans tous les pays, mais comme on en rencontre plus souvent dans les contrées où les exigences d'une vie de lutte développent dans des proportions souvent extrêmes les facultés corporelles de l'individu.
Bien qu'il eût environ vingt-deux ans, Dominique en paraissait au moins vingt-huit. Ses traits étaient beaux, mâles et intelligents, ses yeux noirs bien ouverts regardaient en face, son front développé, ses cheveux châtains bouclés naturellement, sa bouche grande, aux lèvres un peu épaisses, sa moustache fièrement relevée, son menton bien dessiné et taillé carrément donnaient à son visage une expression de franchise, d'audace et de bonté, réellement sympathique, tout en lui imprimant un cachet d'indicible distinction. Chose singulière chez cet homme qui appartenait à l'humble classe des vaqueros, ses mains et ses pieds étaient d'une petitesse rare, ses mains surtout étaient d'un dessein aristocratique irréprochable.
Tel était au physique le nouveau personnage que nous présentons au lecteur et qui est appelé à jouer un rôle important dans la suite de ce récit.
– Allons, il aura de la peine à en revenir, s'il en revient, reprit Dominique en se redressant après avoir vainement essayé de sentir les battements du cœur.
Cependant il ne se découragea pas.
Il ouvrit ses alforjas et en sortit du linge, une trousse et une petite boîte fermant à clé.
– Heureusement que j'ai conservé mes habitudes indiennes, fit-il en souriant, et que je porte toujours avec moi mon sac à la médecine.
Sans perdre de temps il sonda la plaie, la lava avec soin. Le sang suintait goutte à goutte aux lèvres violacées de la blessure; il déboucha un flacon, versa sur la plaie quelques gouttes d'une liqueur rougeâtre contenue dans ce flacon; le sang s'arrêta aussitôt comme par enchantement.
Alors avec une adresse qui témoignait d'une grande habitude, il banda la blessure, sur laquelle il posa délicatement quelques herbes pilées et humectées avec la liqueur rouge que déjà il avait employée.
Le malheureux ne donnait aucun signe de vie, son corps continuait à conserver cette inerte rigidité des cadavres; cependant une certaine moiteur persistait aux extrémités, diagnostic qui faisait supposer à Dominique que la vie n'était pas complètement éteinte dans ce pauvre corps.
Après l'avoir pansé avec soin, il releva un peu le blessé et l'adossa à un arbre; puis il se mit à le frictionner avec du rhum mêlé d'eau, à la poitrine, aux tempes et aux poignets; ne s'arrêtant de temps en temps que pour examiner d'un œil inquiet son visage pâle et contracté.
Tout paraissait devoir être inutile: aucune contraction, aucun tressaillement nerveux n'indiquait le retour de la vie.
Mais il n'y a rien de persistant comme la volonté de l'homme qui veut sauver son semblable; bien qu'il commençât sérieusement à douter du succès de ses efforts, cependant loin de se décourager, Dominique sentit redoubler son ardeur, résolu à n'abandonner la partie que lorsque bien définitivement il lui serait prouvé que tout secours était en pure perte.
C'était un tableau d'un effet saisissant que ce groupe formé sur cette route déserte pendant cette nuit calme et lumineuse, au pied de cette croix, signe de rédemption, par ces deux hommes dont l'un poussé par le saint amour de l'humanité s'acharnait, s'il est permis de parler ainsi, à prodiguer à l'autre les soins les plus fraternels.
Dominique cessa un instant ses frictions et il se frappa le front comme si une pensée subite venait tout à coup de surgir dans son cerveau.
– Où diable ai-je donc la tête? murmura-t-il, et fouillant dans ses alforjas qui semblaient inépuisables, tant elles contenaient de choses, il en retira une gourde bouchée avec soin.
Il entr'ouvrit avec la lame de son couteau les dents serrées du blessé, lui introduisit, après l'avoir débouchée, la gourde entre les lèvres, et lui versa dans la bouche une partie de ce qu'elle contenait, tout en examinant son visage avec anxiété.
Au bout de deux ou trois minutes, le blessé frissonna faiblement, et ses paupières remuèrent comme s'il eût essayé de les ouvrir.
– Ah! fit Dominique avec joie, cette fois, je crois que j'en aurai raison.
Et déposant la gourde près de lui, il recommença les frictions avec une nouvelle ardeur.
Un soupir faible comme un souffle s'exhala des lèvres du blessé, ses membres commencèrent bientôt à perdre un peu de leur raideur; la vie revenait doucement.
Le jeune homme redoubla d'efforts; peu à peu la respiration bien que faible et entrecoupée se fit plus distincte, les traits se détendirent et les pommettes des joues se plaquèrent de deux taches rouges; bien que les yeux demeurassent fermés, les lèvres du blessé s'agitaient comme s'il eût essayé de prononcer quelques paroles.
– Bah! fit Dominique avec un accent joyeux, tout n'est pas fini encore, il sera revenu de loin, s'il en réchappe, bravo! Je n'ai pas perdu mon temps! Mais qui diable lui a donné un si furieux coup d'épée? On ne se bat pas en duel au Mexique. Sur mon âme! Si je ne craignais pas de lui faire injure, j'assurerais presque que je connais l'homme qui a si joliment décousu ce pauvre malheureux; mais patience, il faudra bien qu'il parle, et alors il sera bien fin si je ne sais pas à qui il a eu affaire.
Cependant, la vie, après avoir longtemps hésité à rentrer dans ce corps qu'elle avait presqu'abandonné, avait commencé une lutte sérieuse contre la mort qu'elle obligeait de plus en plus à se retirer; les mouvements du blessé devenaient plus accentués et surtout plus intelligents: deux fois déjà ses yeux s'étaient ouverts pour se refermer presqu'aussitôt il est vrai, mais le mieux devenait sensible; il ne tarderait pas à reprendre connaissance, ce n'était plus qu'une question de temps.
Dominique versa un peu d'eau dans un gobelet, y mêla quelques gouttes de la liqueur contenue dans la gourde, et approcha le gobelet de la bouche du blessé; celui-ci ouvrit les lèvres et but, puis il poussa un soupir de soulagement.
– Comment vous sentez-vous? lui demanda le jeune homme avec intérêt.
Au son de cette voix inconnue, un frémissement convulsif agita tout le corps du blessé; il fit un geste comme pour repousser une image effrayante et murmura d'une voix sourde:
– Tuez-moi!
– Ma foi non! s'écria joyeusement Dominique, j'ai eu trop de peine à vous ressusciter pour cela.
Le blessé entr'ouvrit les yeux, jeta un regard égaré autour de lui et le fixant enfin sur le jeune homme, avec une expression d'indicible épouvante:
– Le masque! s'écria-t-il, le masque! Oh! Arrière! Arrière!
– La commotion cérébrale a été forte, murmura le jeune homme; il est en proie à une hallucination fiévreuse qui, si elle persistait, pourrait amener la folie. Hum! Le cas est grave! Comment faire pour remédier à cela?
– Bourreau! reprit faiblement le blessé, tue-moi.
– Il y tient à ce qu'il paraît; cet homme est tombé dans quelque guet-apens affreux, son esprit troublé ne lui rappelle que la dernière scène de meurtre dans laquelle il a joué un rôle si malheureux; il faut couper court à cela, et lui rendre le calme nécessaire à sa guérison, sinon il est perdu.
– Ne le sais-je pas bien que je suis perdu? dit le blessé qui avait entendu cette dernière parole,