Le roi du Klondike. Auzias-Turenne Raymond

Le roi du Klondike - Auzias-Turenne Raymond


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je le pressens! – j'achète les trotteurs de Vanderbilt. Qui sait s'ils ne me seront pas une mascotte auprès de celle qui sait comprendre mon silence?

      Une petite main se pose sur son bras.

      – Et votre promesse? Vous l'oubliez de nouveau… Rentrons par le faubourg, voulez-vous? Ce sera un de ces contrastes qu'il faudrait toujours s'imposer aux heures ensoleillées de la vie.

      Tildenn se lance dans la cité ouvrière, où déjà bourdonne une vie intense; par les hautes cheminées d'usine, le feu s'échappe en étincelles. Presque toutes, elles brillent une seconde à peine avant de disparaître; quelquefois, pourtant, elles montent, montent encore, et la jeune fille en remarque deux qui jouent ensemble, descendent, remontent, s'unissent enfin et meurent.

      «Deux âmes, un seul amour! se dit-elle pensivement. Et moi, qu'est-ce qu'ils veulent de moi, tous ces hommes, le vieux Frank, Edgar, Bloch, Belden ou même Tom? est-ce l'âme? est-ce le corps?»

      Alors, elle considère la taille athlétique de son compagnon, cet air jeune et décidé qui semble lui assurer la victoire partout où il porte ses pas, cette croyance naturelle en sa force qui est bien un des plus sûrs garants de la réussite. Certes, il ferait bon s'appuyer sur un tel bras, et la vie passerait doucement à côté de celui-là s'il vous épousait pour autre chose qu'un visage régulier ou qu'une jolie tournure.

      Les voilà dans la quatrième Avenue. La vue d'une femme soûle qu'emmène une sœur de l'Armée du Salut change le cours des réflexions de la jeune fille. Tom a ri, et elle s'indigne:

      – Pourquoi riez-vous? Moi aussi, je me suis d'abord moquée des troupes de Booth; plus tard, j'ai oublié leurs bizarreries, disons même, si vous y tenez, leurs folies, car j'ai reconnu, voyez-vous, une foi sur leurs fronts; et ces gens-là font du bien, plus de bien qu'on ne le croit d'habitude. Les égouts où nul apôtre ne s'aventure en Amérique, ils y descendent, eux; elles s'y hasardent, elles: voyez plutôt ce qu'elle y a repêché ce matin!

      – Ce n'est pas la sœur qui m'amuse, c'est l'autre. Elle est drôle au possible.

      – L'ivrognesse? C'est une de ces damnées qui travaillent en bas pour le plaisir de ceux d'en haut: elle a voulu s'oublier, une heure ou une nuit. Leur tâche de bête au manège, j'en connais l'éternité, j'en sais les désespoirs, moi!

      Tom eut un mouvement de surprise: ces amères paroles détonnaient entre les lèvres de sa déesse.

      – Mais nous travaillons autant que ces gens-là, souvent davantage!

      – Mais vous réussissez! Mais vous êtes vaillants, vous êtes forts, et le succès ou l'espoir du succès double votre énergie!.. Dieu ne nous a pas tous créés bêtes féroces. Pensez-vous quelquefois aux faibles, à ceux qu'a brisés la bagarre, et qui n'ont même plus le courage d'invoquer nos saints du nouveau monde, – un milliardaire, cent archi-millionnaires, six mille richards à sept chiffres!.. Leur vie d'épreuves et de triomphe, à ces victorieux, nous la savons beaucoup mieux que notre catéchisme; le culte que nous leur vouons passe celui des martyrs… et nous en oublions l'enfer que crée ici-bas la connaissance des réussites impossibles, et surtout, surtout, le moderne sentiment des jouissances inaccessibles… L'autre damnation, celle des prêtres, n'est-ce pas la connaissance et la privation de Dieu?

      Elle est si jolie, dans sa frémissante conviction, que Tildenn ne pense plus du tout à ses chevaux, et voilà qu'ils font demi-tour. Quand il s'en aperçoit, il presse leur évolution, les enlève au trot vers l'Armée du Salut et, jetant d'une main leste un aigle d'or:

      – Pour la dégriser avec une soupe chaude! crie-t-il.

      Puis il repart aussi vite qu'il est venu; très émue, Aélis se tourne vers lui:

      – Ah! la belle réponse à mes tirades! Merci! grâce à vous, cette matinée comptera parmi mes meilleures. Je ne l'oublierai pas.

      – Moi non plus! dit Tom, très vite, en bredouillant. Vous n'êtes pas une yankee, vous. Votre âme est latine, trop compliquée pour nous autres, Saxons ou Teutons. Mais vous êtes… vous êtes adorable quand même. Ça y est. Ne vous fâchez pas. Il fallait que je vous le dise.

      – Si j'avais la figure couturée de petite vérole, me tiendriez-vous les mêmes discours?

      Le jeune homme hésite, regarde le beau visage anxieux penché vers lui, agite son fouet en l'air, où il décrit des hiéroglyphes:

      – Cette hypothèse est inadmissible.

      – Quatre mots pour un faux-fuyant. C'est indigne d'un gentleman. Allons, répondez, vous, qui êtes la franchise en personne!

      – Au nom du ciel, mademoiselle, il ne faut pas trop demander à un homme!

      – Ah! je le savais, je l'avais deviné. Vous êtes tous les mêmes. Comme si l'âme qui ne se ride pas, elle, l'esprit qui ne vieillit pas, lui, n'étaient pas plus nécessaires au bonheur que leur misérable gaine!.. À quoi bon récriminer, au surplus? Il faut croire que vous avez tous été créés ainsi. Voici la 57e rue. Je vais descendre pour prendre l'elevated.

      – Vous me quittez déjà? Je vous en prie, faites-moi une aumône!

      – Vous aussi, vous mendiez? Quelle est votre excuse?.. Bah! ce sera pour l'amour de vos trotteurs… Vous disiez donc que vous aviez cru remarquer dans mes yeux… quoi?

      Tom Tildenn se remit à bégayer stupidement:

      – Je n'ose le dire.

      – Comment le devinerais-je, alors? Je ne suis pas sorcière, et le télégraphe m'attend. Au revoir, monsieur.

      «Je l'aurai! Je l'aurai, par Jupiter! cria Tom en brûlant le ciment de la Cinquième Avenue. Quelle drôle de petite romaine, avec ses idées mystiques, neurasthéniques, et le diable sait quoi encore!.. Jolie, avec ça, à damner les trois cent mille saints de son calendrier!.. Et je l'aurai, ce koh-i-noor-là, oui-moi, Titi. «Entends-tu, Orloff?»

      Orloff entendait tout et parlait peu. C'était un philosophe du nord. Comme il aimait son maître, il envoya sa droite à hauteur de sa gourmette, releva la tête et frappa le sol en hennissant.

      – Si tu avais voulu, il y a cinq minutes! si tu avais su…

       III

      LE «VENDREDI NOIR»

      La machine humaine est bien délicate et fragile; mais ces grands jours de la corbeille où l'on vit trois mille six cents heures en une seule, de onze heures à midi, en plein choc de «taureaux» à la hausse et d'«ours» à la baisse, ces jours inoubliables galvanisent des mourants, centuplent l'énergie des vivants et feraient même ressusciter les morts, si le diable ne réservait à ceux-là le plus raffiné des supplices, celui de suivre la cote sans prendre part au jeu.

      Ah! certes, ils durent cliqueter singulièrement, les squelettes des feus rois de la Bourse, en ce jour de septembre où la puissance qui, jadis, leur donna l'empire du monde, l'or, monta de 143½, cours de l'ouverture, à 150 cours de onze heures et, en deux ou trois soubresauts électriques, jeta New-York, jeta le monde dans la même frénésie que jadis Israël aux pieds de l'idole.

      – Six points et demi en une heure, dix-neuf depuis la reprise d'août!.. Où allons-nous? cria Titi, qui avait envie de réaliser.

      Le sang monta à ses tempes, l'allégresse de ses yeux encore jeunes disaient de quel côté il se trouvait. Sa voix, d'ailleurs, se perdit dans le brouhaha de la foule avec un rugissement de Bloch:

      – 200? Ça montera à 200!.. Je parie cinquante mille dollars que ça touchera 200! Qui tient ce pari, messieurs?

      On ne regarda même pas le chèque brandi en l'air. Vraiment, c'était bien la peine de parler d'une misère de deux cent cinquante mille francs, quand cet enragé de William Belden, se ruant, tête baissée, à droite et à gauche, achetait, à chaque coup, un million de dollars, vous entendez bien, cinq millions de francs! Derrière lui, deux secrétaires pointaient et répétaient à voix haute ses transactions épileptiques «Un… deux… trois… six!..» Les «ours» se regardèrent indécis!..


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