Le roi du Klondike. Auzias-Turenne Raymond

Le roi du Klondike - Auzias-Turenne Raymond


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de la bonne religieuse.

      – Ma mère!.. mère Saint-Joseph!.. que je suis heureuse de vous revoir!

      – Pas plus que moi, Aélis. Vous nous aviez un peu négligées, ces temps derniers.

      – C'est vrai… mais, en retour, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer.

      – Ah! je sais, je devine!.. Eh bien, vous êtes faite pour le monde…

      – Est-ce qu'on peut rien vous cacher, mère? ou bien, êtes-vous sorcière?.. Oui, vous ne vous trompez pas, je vais me marier, ou plutôt je me suis fiancée!

      La religieuse contempla ce pur ovale qu'elle trouvait – était-ce un péché? – plus beau que celui de la Vierge, dans la chapelle:

      – Est-il bon, au moins, votre jeune homme, Aélis? Est-ce un fervent catholique?

      – Il est né de parents catholiques, et c'est une des raisons qui m'a décidée. Mais il est aussi indifférent que tolérant, je crois, en matière spirituelle.

      – Il faudra le ramener à la foi vive, mon enfant. Ce sera votre mission, puisque Dieu vous a indiqué la voie du mariage pour y faire votre salut… et le sien.

      La jeune fille ne répondit rien; elle soupira. Mère Saint-Joseph, qui n'avait pas besoin de paroles pour lire les âmes de ses élèves, reprit doucement:

      – Est-ce que cela vous effraie?

      – Oh! mère, non! Je pensais à autre chose.

      – À quoi? Vous ne me cachiez rien, jadis!

      Une rosée d'aurore monta au radieux visage; Aélis baissa les yeux et dit:

      – C'est demain qui me fait peur.

      – Mais enfin, vous le connaissez, ce jeune homme, mon enfant… Vous savez ce qu'il vaut… Toute jeune fille a des terreurs au moment de faire le grand pas… Est-ce que vous avez pensé à la vie religieuse?

      – Mère, oui, quelquefois… Je ne puis… je ne peux pas me faire à l'idée du mariage.

      Cette fois, ce fut au tour de mère Saint-Joseph à garder le silence; très rouge, elle resta longtemps la tête appuyée contre la grille. Puis elle murmura, de cette voix qui faisait qu'on pouvait l'aimer sans la voir:

      – Pauvre, pauvre petite Aélis! C'est la même pensée qui amène derrière ces grilles beaucoup d'entre nous… Il vous faudra surmonter cela, si vous l'aimez véritablement.

      – Je l'aime, ma mère, puisque je me suis fiancée. Mais je suis tourmentée…

      – Il ne faut pas l'être: il faut prier. J'ai toujours cru que vous étiez née pour le monde. Vous y pourrez faire beaucoup de bien. Nous prierons toutes Dieu pour vous. D'ailleurs, vous ne vous mariez pas demain, n'est-ce pas?

      – Ah! non, par exemple!.. Nous attendrons peut-être longtemps, car le vendredi noir a ruiné M. Tildenn, et il faut qu'il regagne de quoi vivre.

      Mère Saint-Joseph n'avait pas entendu parler du «vendredi noir». Était-ce possible?.. Aélis le narra dans tous ses détails, tellement que quatre heures survinrent à l'improviste. Il fallut se séparer: deux doigts fuselés se touchèrent encore à travers les grilles, deux âmes s'effleurèrent pour se donner le baiser de paix; et puis mère Saint-Joseph, de son pas de morte, retourna à l'éternité; et Aélis d'Auray, plus calme et plus forte, s'en revint à la vie du dehors, au tourbillon de New-York.

       V

      FORTY MILE, 20 AOÛT 1896

      Il y avait déjà quelque temps que les dogues malamutes1 s'étaient couchés en rond, le nez sous la queue, pour ne pas geler, et leurs ronflements, sonnaient maintenant la retraite à travers le Forty Mile, la misérable bourgade de chercheurs d'or perdus en Alaska. Mais, comme le soleil arctique ne se couche guère, lui, avant onze heures durant les mois d'été, la plupart des mineurs, assis au seuil de leurs isbas, fumaient en silence; à peine de temps à autre, une exclamation ou quelque juron.

      Trop d'hivers s'étaient gravés sur leurs faces en rides de chair contractée par le froid, la lutte pour la chaleur et la vie avait été trop longue, trop dure, sous les cieux bas de ce pays, pour ne pas transformer tous ces hommes à quelque nationalité qu'ils appartinssent, et ne pas les jeter dans l'engourdissement du grand nord. Afin de le secouer, à défaut d'autre flamme, plusieurs échangeaient leurs pépites contre le wisky poivré d'Oppenheim, l'unique mastroquet du campement; et, plus animés, le verre en main, ils se racontaient leurs rêves, leurs déceptions et leurs misères, mais aussi, mais surtout, la réussite de demain

      «Demain», c'était le mot magique, le mot qui faisait flamber leurs cerveaux mieux que l'alcool à quarante-six degrés; «demain», c'était la sortie du Yukon, à pleines voiles vers le sud, c'était l'arrivée triomphante à San Francisco, par un soleil à fondre leurs monceaux d'or… Viendrait-il jamais? Il y avait des têtes blanches qui l'attendaient ainsi depuis dix-huit ans, bientôt un quart de siècle, à gratter la glace, à courir aux quatre points cardinaux sans trouver le dieu caché.

      Un peu plus loin que la baraque d'Oppenheim, il y avait une cabane couverte de terre où se mourait un de ceux-là. Ses hurlements de bête qui agonise, mais qui voudrait ne pas finir tout de suite, sortaient par la lucarne sans vitres, s'élevaient péniblement dans l'air pesant du soir, aussi réguliers que les tenaillements du scorbut qui décomposait ses chairs:

      – Oh! my God!.. God, my God!.. oh! oh! oh!..

      Du reste, il n'empêchait plus personne de dormir, depuis six mois qu'il pourrissait ainsi, pas même la dernière venue au Forty Mile, une fille dont les yeux noirs et l'air canaille avaient tout de suite hypnotisé les mineurs.

      Pour mieux les attirer, elle chantait ce soir:

      Voyez par-ci, voyez par-là!

      Que dites-vous…

      Et pendant cette gaieté, cette agonie et cette ivresse, le fleuve roi du Nord roulait toujours ses eaux noires sur ce toit du monde que forme la Sibérie d'Amérique: goutte à goutte, les mousses pleuraient la glace de leurs forêts en miniature sur un sol qui ne dégèle jamais; de petits ruisselets s'y formaient, couraient en serpentant aux flancs des collines, s'en allaient vite au Yukon, vers le brouillard polaire, où, quelque part, il y a l'immensité de Behring.

      Tout à coup, un canot qui descendait le fleuve émergea de la brume, et vint accoster en face du cabaret. Deux hommes en sortirent: un Indien Tagish, qui l'amarra tant bien que mal à une racine, – puis s'accroupit de nouveau et resta là immobile, à voir passer l'eau, – et un mineur en haillons, qui courut au bar. Ceux qui s'y tenaient accoudés le considérèrent très surpris de sa hâte:

      – Hello, Cormack! que diable avez-vous à vous presser ainsi?

      – Henry! cria sans leur répondre Cormack à Oppenheim, – Henry! donnez-moi une bouteille de réveille-cadavre!.. du meilleur!.. le cachet vert!

      Le mastroquet leva la main droite et, d'un air goguenard, il écarta cinq doigts:

      – C'est cinq dollars, mon fils. Oui, cinq…

      – Que le scorbut vous étouffe, papa! riposta l'autre. Vous croyez que je ne peux pas régler? Bosh! tenez, payez-vous et, vite, envoyez le wisky!

      Il avait lancé sur le comptoir une cartouche calibre 12 que fermait un bouchon de bois2. Oppenheim l'ouvrit, la retourna méthodiquement sur le plateau d'une balance: elle ne contenait pas plus de vingt dollars, mais en pépites si grosses que les buveurs se penchèrent pour mieux voir.

      – D'où ça vient-il? Ça ne sort pas du Forty Mile! murmura une voix.

      Cormack avait déjà avalé le quart de sa bouteille, sans respirer; il s'arrêta une seconde, et aussitôt les paroles commencèrent à lui monter à la gorge en hoquets de triomphe:

      Cet or vient de ma mine! cria-t-il. Ma mine,


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<p>1</p>

Race d'Alaska croisée avec le loup du nord.

<p>2</p>

Cette relique historique a été acquise un peu plus tard par un collectionneur, au prix de mille francs.