Le Médecin des Dames de Néans. Rene Boylesve
pentes de sa colline et qu'elle lui fut le parterre vraiment propre à deviser joyeusement, spirituellement et d'amour.
À Chinon, la vie était aimable et douce, et les mœurs aisées. Les aventures n'y faisaient point scandale, et mille accommodements naturels qui eussent, ailleurs, paru singuliers répartissaient dans les familles le calme et la justice.
C'est ainsi que nul ne songeait à faire feu parce que M. Desvet, dont la femme était toujours sur le flanc, allait tous les soirs que le bon Dieu lui donnait, faire le trictrac de madame Desnoyers que ce pauvre M. Desnoyers avait épousée – il faut bien qu'un notaire se marie, – malgré une faiblesse que tout le monde connaissait puisqu'il avait fait toutes ses études au collège de Chinon. Le cher homme ne se cachait point de venir, pendant le trictrac, compulser ses dossiers, dans son cabinet sur la rue. Tout le monde avait accoutumé de le voir ainsi là, le soir, et l'on n'y faisait pas attention. Il fallait que quelqu'un fût bien nouveau venu dans la ville pour qu'on lui dît, en passant devant la fenêtre éclairée: «Tenez, voilà monsieur Desnoyers, le notaire, qui n'a point de goût pour le trictrac.»
Le même divertissement portait un autre nom chez M. le Receveur de l'enregistrement qui, pendant quatre années de célibat passées au café de la ville, s'était disputé avec le petit percepteur des contributions pour ce que celui-ci ne goûtait que les belles femmes à épaisse chevelure brune, tandis que lui n'avait appétit que de petites grasses blondes boulottes. Il était arrivé, ce à quoi on avait pu s'attendre, que le receveur, après quinze jours de congé, était revenu triomphant au bras d'une admirable receveuse qui avait des hanches gonflées comme des amphores, une taille de lancier et des cheveux aile de corbeau. Le percepteur avait cru à une provocation et s'était refroidi vis-à-vis du receveur dans la mesure qu'il s'échauffait pour la brune. Longuement il avait médité sa vengeance. Et il l'eût savourée avec une amère volupté, le jour où il mit la main sur la petite grasse blonde boulotte. Mais le jeu des quatre coins qui se faisait chez M. le Receveur répandait le baume aux endroits qu'eût empoisonnés le fiel administratif.
Et de même, ailleurs. Tout ceci se faisait si bonnement que nul n'y voyait ombrage. En vérité, personne n'était lésé. La religion? dira-t-on. Il y avait eu entre les vénérables curés de Saint-Étienne et de Saint-Maurice plusieurs conférences à ce sujet, comme il était convenable. Ces messieurs, qui étaient fort distingués, n'avaient rien d'un Savonarole. Ils savaient, pour fréquenter les tables de M. Desnoyers comme de M. Desvet, que le fond des âmes de toutes ces personnes était bon, et le Seigneur était parmi elles, puisque la paix y régnait. Jamais il n'y eut à Chinon de meilleurs pasteurs que ces hommes gras qui avaient de la simplicité, de la fourchette et du cœur.
Que l'on juge de la situation du brave homme de Chinon devenu le médecin des dames de Néans. Il subit le certain effroi qu'éprouvent certaines personnes à visiter le Musée Grévin. Le ton de sa conversation effaroucha; il dut le baisser et modérer ses gestes; sous peine d'avoir tout le pays à dos. Il dut emprunter ses sujets de conversation à une sorte d'anthologie verbale où Néans puisait son beau dire sans s'en écarter jamais et sans paraître atteindre la satiété. Les affaires locales en faisaient le fond, quelques lieux communs généraux pouvaient bien être effleurés par les personnes dont la pondération reconnue garantissait qu'elles n'en abuseraient point. Mais l'humeur y était regardée comme du plus mauvais goût.
Cependant le docteur avait vécu là, vingt ans, dévorant sa flamme et pestant de ne pouvoir réagir. Sa qualité l'obligeait à beaucoup de circonspection. Il s'était tu. Seulement quelques âmes choisies avaient été initiées à la belle vie ensoleillée d'antan, et cette élite de la ville encore souriait à ces récits comme on fait aux pages d'un roman. On n'y donnait aucune foi. Il avait d'ailleurs, quoique garçon, l'existence la plus rangée du monde. On avait bien crié un peu, quand il avait pris pour servante une fille de Bourgueil, point du tout vilaine d'entournure et qui n'avait pas l'âge canonique. Cette brave créature, que le docteur avait, disait-on, mise à mal autrefois, persistait à lui vouloir du bien et lui était venue, un jour de foire, offrir ses services. Nul ne savait quel titre elle avait au juste dans la maison, mais si quelques mijaurées de la société avaient cru devoir faire entendre au médecin qu'elles saisissaient le scandale, le bel ordre muet de la maison Grandier d'où nul bruit ne transperçait les murs proprets enguirlandés de glycines, avait fini par imposer silence. On le considérait comme un satyre en cage, mais nul n'avait jamais regardé aux barreaux, et l'on avait fini par craindre son sabot qui devait certes avoir la corne dure.
Il paraissait tellement d'une autre race; il voyait tout à rebours du commun. Le bon greffier de Néans, M. Benoît, ne lui pardonnait pas ses sarcasmes à l'endroit du fait qui avait valu à sa boutonnière la médaille de sauvetage. Le docteur n'avait cessé de l'en plaisanter. Beau sauvetage, en vérité!
Le greffier ne s'était-il pas jeté à l'eau pour repêcher un vilain gredin dépenaillé qui se voulait faire périr? – «Le triste ouvrage, mon bon Benoît, avait dit Grandier en frottant le moribond qui revenait à la vie; en voici un qui s'enfonçait doucement dans l'eau et dans la paix, et vous venez vous mêler, vous, de le reprolonger dans la misère et le vagabondage. Laissez donc mourir les gens qui n'ont pas mieux à faire ici. Ce misérable ne valait rien pour la vie; vous le ressuscitez, et, si dans deux jours vous le surprenez à briser les clôtures de votre basse-cour, vous lui tirerez dessus en l'appelant brigand; monsieur Benoît, vous n'avez pas pour deux liards d'esprit…»
Cet homme et cette philosophie maintenaient Néans en état de perplexité. Tout savant et sympathique que fût par ailleurs le docteur Grandier, chacun gardait, en son jugement vis-à-vis de lui, un coin de réserve ambiguë qui allait se précisant chez certains jusqu'à cette quasi-affirmation en leur for intérieur: «On viendrait me dire que cet homme-là a fait un mauvais coup, que je n'en lèverais pas un bras plus haut que l'autre…»
VII
Ce dernier soir, sur la terrasse du notaire, un marronnier et un orme, trois ou quatre fois séculaires, balançaient leurs feuilles et leurs fines branches dans l'air tiède. On voyait par-dessus la balustrade de pierre, grâce aux lumignons de quelques boutiques, la principale rue de Néans s'enfoncer dans l'ombre, inégale et bossuée, molestée de pignons avancés, de vieilles maisons ventrues, jusque vers l'église dont le clocher là-bas apparaissait, par instants, dans la clarté brève d'éclairs de chaleur. On n'entendait de bruit que, parfois, celui des volets qui se fermaient mollement comme la paupière d'un œil qui s'endort peut-être avec une sorte de respect instinctif de ces silences d'été nocturne.
Les familiers étaient assis dans de grands fauteuils d'osier qu'ils appelaient des «torpeurs». M. de Prébendes seul se refusait cette flatterie des sens et il n'aimait point que Septime en usât. On causait peu, le ton se haussait si vite entre le docteur et l'abbé, que l'un et l'autre, par courtoisie réciproque, fuyaient d'ordinaire les sujets brûlants. M. Durosay n'avait rien à dire: il parlait presque seul. Madame Durosay demeurait comme le jour, étendue. Trouvait-elle à ces heures d'après-dîner un charme qu'elle ne savait qualifier? On était si à l'affût de quelque chose qu'elle aimât, qu'on prolongeait longtemps ces soirs de torpeur. Ces messieurs fumaient.
Il y avait des giroflées et des roses au pied de la maison, à une certaine distance, et de petites brises espacées en apportaient par moments les parfums presque trop violents, une minute, et tout à coup évanouis, pour revenir aussitôt après, avec une insistance.
– Ah! sentez-vous? disait quelqu'un.
– Oui, oui, c'est délicieux…
Toutes les fois que cela revenait, la même question et la même réponse machinales, à peine conscientes, dont la répétition ne fatiguait pas, provenant d'un être instinctif au fond d'eux, qui ne pouvait pas ne pas dire: «Ah! je sens, c'est délicieux!»
– On devrait passer tout entières dehors des nuits pareilles, fit madame Durosay. Est-ce que ce serait mauvais, docteur?
– Oh! si vous le vouliez bien, bien fort, on vous le permettrait… Vous en sentiriez-vous grande envie?
– Oh! pas tant que cela…
Grandier, qui épiait toujours l'éveil d'un désir,