La Demoiselle au Bois Dormant. Berthe de Buxy
qu'elle n'était encore qu'une petite fille. La mule s'appelait déjà Olge, sans que personne connût l'origine de ce nom scandinave, non plus que rien de son histoire. Depuis cette époque de leur réunion, Auberte avait passé bien des heures de son existence contemplative bercée par le pas d'Olge. Olge était une amie fidèle; la musique des grelots d'argent de son collier avait été l'accompagnement invariable des longues méditations d'Auberte. Elles avaient exploré ensemble, dans tous les sens, le parc dont elles ne sortaient guère, mais qui était assez vaste pour suffire à leurs plus aventureuses excursions. Auberte se promenant sur sa mule, avec son air de détachement et de royale douceur, était bien la princesse qu'il fallait au vieux domaine endormi, et elle portait aujourd'hui dans ses lentes courses une âme aussi innocente que l'avait été son âme d'enfant.
Si mesurée que fût leur allure, Auberte et Olge finirent par atteindre le château. C'était une construction singulière, et ses murs, édifiés en pierre indestructible du Jura, avaient une assez effrayante épaisseur pour justifier en quelques points l'origine démesurément reculée qu'on lui attribuait. Les chroniques du lieu attestaient que là avait été bâti le palais des vieux rois burgondes, et que ceux-ci avaient longtemps abrité leur trésor dans ces murs de forteresse qui portaient déjà, ou à peu près, le nom de Menaudru.
Ce trésor était passé à l'état de légende. Ses restes fort écornés, il se comprend, par l'oeuvre combinée des siècles et de nombreuses générations de Menaudru, existaient encore, prétendait-on, lors de la Révolution, époque à laquelle ils avaient définitivement disparu sans laisser de trace.
L'architecture extérieure de la maison était, sur une face au moins, d'une simplicité primitive et toute mérovingienne. Au-dessus d'une vallée très accidentée, dont elle dominait les parois abruptes, cette aile formait un carré long, massif, de pierres grises, soutenu jusqu'à la hauteur d'un second étage par de formidables contreforts au pied desquels commençait la pente de la vallée. Il n'y avait d'ouvertures qu'au sommet du bâtiment, où une rangée de fenêtres carrées à petites vitres avaient été percées ou multipliées à une date récente, puisqu'elle ne remontait guère qu'à quelques siècles. On embrassait de là une vue extraordinaire, un entrecroisement de montagnes et de vallées qui produisait des jeux magiques de lumières et d'ombres, tandis qu'autour de Menaudru, le grand vide de sa solitude aérienne se creusait en abîme vaporeux, ou bien, par les beaux jours, s'étendait en un calme resplendissement d'éther.
Quand on était tout près, et dans l'immédiat voisinage des contreforts, on s'apercevait qu'une autre construction, moderne celle-là, avait été adjointe à Menaudru et que, par une disposition assez inexplicable, les deux bâtiments qui étaient contigus se tournaient exactement le dos.
Cette sorte d'annexe, qui n'appartenait pourtant point à Menaudru et qu'on appelait la Maison, par opposition au château, était abandonnée depuis longtemps; les hiboux, les hirondelles, les chauves-souris y avaient élu domicile. Le lierre et la verdure l'étouffaient de leurs envahissements, au point de lui donner l'aspect d'une énorme hutte de feuillage. Ainsi retranchée derrière le rempart de ses arbres et des murs élevés de sa cour, elle disparaissait et il était facile d'oublier que ce parasite disputait au château la possession autocratique du mont de Menaudru.
Cette après-midi, un souffle invisible soulevait les rideaux de verdure de la maison.
Auberte tourna le bâtiment d'avant-garde de son château en suivant la bande de gazon, assez large en réalité, qui côtoyait le vide et servait de chemin, elle entra dans une cour profonde, assombrie par des ormes gigantesques.
L'aile burgonde, comme on appelait la plus ancienne partie de Menaudru, formait, avec deux autres bâtiments enjolivés de tourelles et de fenêtres voûtées, trois côtés de cette cour.
Auberte laissa sa mule au soin d'un vieux domestique et pénétra dans la maison. C'était une demeure bien silencieuse et que la grandiose proportion de ses pièces, la hauteur de ses plafonds faisaient paraître nue, en dépit de son mobilier froidement somptueux et de ses tentures.
Auberte entra dans un salon au luxe symétrique; les rideaux de velours uni étaient montés avec des anneaux de verre sur des baguettes qui ressemblaient à des verges d'or.
Près de la porte-fenêtre, une femme était assise, sa tapisserie à la main: les matériaux de son ouvrage étaient posés auprès d'elle, sur un guéridon à galerie de cuivre.
Auberte traversa, d'un pas glissant, le salon dont le parquet ciré était une étonnante mosaïque compliquée, une combinaison puérile et savante de rosaces géométriques en bois différents dont les essences odorantes gardaient encore un parfum vague qui imprégnait la pièce. La travailleuse, qui était la comtesse de Menaudru, leva la tête. Elle était la mère d'Auberte, mais on l'eût prise aisément pour son aïeule, tant sa chevelure était grise, ses yeux éteints, son visage fatigué. Elle avait, sur ses traits fins, une expression distinguée et douce qui, seule, subsistait dans l'effacement absolu, volontaire ou fatal, de sa personne, de sa mise et de son caractère.
Elle répondit d'un signe de paupières au bonjour de sa fille et effleura de ses lèvres décolorées, presque timides, la joue qui se penchait vers elle, cherchant ses caresses.
– Laurent est-il rentré? demanda Auberte.
– Non, répondit Mme de Menaudru, il ne reviendra pas ce soir.
Et comme Auberte se dirigeait vers la terrasse:
– Vous sortez encore, Aube? dit la mère. Que ferez-vous?
– Je… je dessinerai, je pense, fit la jeune fille en étendant sa main nonchalante vers un carton à dessin aux rubans soigneusement noués. Viendrez-vous avec moi, maman?
– Non, pas aujourd'hui: votre père peut m'appeler.
Ce n'était jamais aujourd'hui que Mme de Menaudru pouvait sortir avec Auberte. La jeune fille prit son carton à dessin et s'en alla seule, avec une aisance résignée et calme, qui témoignait d'une longue habitude.
La petite scène qui venait de se passer se renouvelait à peu près tous les jours; la mère et la fille avaient échangé cent fois déjà les paroles qu'elles venaient de se dire, et sur le même ton affectueux, désintéressé, un peu assoupi. Mais Auberte avait senti quelque chose d'inusité dans la manière d'être de sa mère, un imperceptible trouble qui, chez cette nature bonne et détachée, pouvait passer pour un indice de mécontentement ou de malaise. Auberte pensa que son père avait, peut-être, une crise de spleen plus accentuée que de coutume et, quoiqu'elle dût en subir le contre-coup, elle ne songea pas plus à s'en irriter que d'une variation inopportune de la température.
Le salon donnait de plain-pied sur la terrasse dont les minuscules parterres, en forme de coeurs, de losanges, de trèfles à quatre feuilles, de croix grecques, étaient remplis de verveines, de balsamines et de pensées, et séparés par de petites allées aux cailloux ronds.
Une antique balustrade de pierre entourait cette terrasse, d'où l'on descendait par une suite de marches très larges sur une grande pelouse.
C'était ici la façade nord de Menaudru, et le château étant construit en contre-bas sur la montagne, les ouvertures se trouvaient au niveau du parc. Car c'était encore le parc, mais du côté de la grande montagne qui s'élevait bien plus haut que Menaudru. On ne découvrait de là ni champs, ni villages, rien que des pâturages et des sapins, des sapins surtout dont les émanations résineuses chargeant l'air frais et vif, le rendaient délicieux à respirer.
Auberte marchait sous le feuillage indiscipliné, et les branches pénétrées par le soleil l'enveloppaient d'une haleine aromatique et chaude. Elle s'avançait posément comme vers un but déterminé; et le sentier, envahi par les arbustes échevelés qui auraient dû lui faire une haie décorative, la conduisit en peu d'instants à un mur d'enceinte, couvert de lierre, assez dégradé pour qu'elle se servît de ses interstices comme de marches et arrivât sans difficulté au sommet, qui était large et rembourré de mousse. C'était la clôture qui séparait du jardin de la Maison le parc du château, et ce jardin l'emportait sur le parc en sauvages magnificences.
De sa place, Auberte dominait le