La Demoiselle au Bois Dormant. Berthe de Buxy
sans contrainte leurs pousses les plus folles. Il régnait dans ces parages une paix ardente qui enveloppait l'âme d'Auberte. Elle aimait à regarder dans le jardin, elle aimait à sentir ce jardin près du parc, redoublant la paix et la solitude de Menaudru par une paix et une solitude plus complètes et plus mystérieuses. Car, bien entendu, le jardin était plein de mystères pour Auberte. Dans ces massifs, sous l'entrelacement de ses branches, passaient des ombres que le commun des mortels appelait des écureuils ou des hérissons, des couleuvres ou des oiseaux. Auberte savait à quoi s'en tenir.
Qui alors récoltait les fruits tombés dans l'herbe épaisse? qui est-ce qui cueillait les grandes fleurs épanouies à foison et qui, vues de loin, dans la pénombre verte des feuillages ou sous un embrasement de soleil, prenaient des formes et des splendeurs inconnues?
Auberte s'emplissait les yeux de la quiétude religieuse de ce lieu. Elle avait pour s'appuyer le tronc d'un grand sapin, le plus haut de Menaudru, qui avait poussé contre le mur qu'il semblait étayer, et prenait racine bien plus bas parmi les ruines d'une ancienne chapelle.
Ses branches majestueuses projetaient leur ombre noire en partie sur Menaudru, en partie sur l'enclos voisin.
Le grand sapin était un ami spécial d'Auberte, le large geste de ses branches étendues était rempli d'amour et d'un secret appel. Et sa voix, le bruit du vent dans sa verdure immortelle… Mais je ne vous en dirai rien, je ne parlerai pas du langage que le sapin tenait à Auberte.
Elle l'écoutait avec recueillement, sans bien le comprendre.
Elle avait cru, parfois, qu'il disait toujours et sans se lasser: Ici, ici… Et c'est peut-être pour cela qu'elle revenait volontiers ici. Elle se couchait à demi sur le mur effrité et moussu, ses yeux un peu somnolents perdus devant elle, ses mains oisives jointes sur ses genoux.
Aujourd'hui, dans un élan soudain, elle attira l'une des branches retombantes et cacha tout son visage contre ce feuillage balsamique de sapin. A ce moment, elle entendit près d'elle un cri d'oiseau, et, sur sa jupe, tomba un fruit qu'elle prit d'abord pour une pomme de pin, mais qui était une figue.
Elle examina le figuier tortu, dont la tête chevelue dépassait la cime du mur et la recouvrait de lourdes cascades vert sombre. Le figuier se mettait-il à lui offrir ainsi ses fruits? Un autre cri d'oiseau jaillit, si vif et si près d'elle qu'elle tressaillit un peu, tout en continuant à réfléchir.
Comme toute sa vie avait été facile et unie, se disait-elle, un peu engourdissante dans cette tiédeur égale de bien-être moral et physique; mais la torpeur auguste de Menaudru lui était favorable. Tout le monde était si bon, sa mère, son père et Laurent, le fils aîné de M. de Menaudru, malgré leur froideur et leur réserve extrêmes, et les pauvres, les serviteurs, les paysans, personne n'avait jamais eu pour Auberte un regard dur ou une parole acerbe. Et elle se demandait pourquoi tout le monde était si bon pour elle.
Encore un cri d'oiseau, mais celui-là prolongé, doux et triste, résonna comme une réponse qu'elle ne comprit point.
Puis un autre joyeux et moqueur, puis la chute preste d'une nouvelle figue. Les oiseaux les plus variés s'étaient-ils donné rendez-vous dans ces parages? et quel était l'écureuil espiègle qui visait la robe d'Auberte? Mais toutes les voix d'oiseaux s'élevèrent à la fois en un gazouillis bruyant et malicieux. Auberte se dressa vivement sur le mur et regarda dans le jardin.
Quand elle vous disait que c'était un jardin enchanté! Dans le feuillage du figuier, deux grands yeux gris, clairs et limpides comme une eau étincelante, la regardaient droit dans les yeux. Et, tout autour d'elle, sur les arbres, dans les arbustes, brillaient d'autres prunelles curieuses.
N'avait-elle pas bien deviné! Le vieux jardin délaissé ne recélait-il pas d'incomparables merveilles?
Il avait dormi longtemps, mais voilà que le sortilège était rompu: ses arbres s'animaient, ses fleurs se balançaient sous de surnaturelles impulsions, la vie commençait à sourdre dans les brins d'herbe.
Il y eut un grand froissement de feuilles, un jeune corps svelte et long, vêtu de serge bleue, se dégagea du figuier, et, sur le mur, se dressa une jeune fille alerte et souple, tout contre Auberte qui, dans sa surprise, faillit tomber à la renverse. Elle fut retenue par une petite main fort vigoureuse, à l'étreinte énergique et franche; un rire vif passa entre des dents courtes, menues, dont l'éclat vraiment invraisemblable éblouit Auberte.
– Allons! n'ayez pas si peur, je suis Gillette Droy! N'allez-vous pas vous évanouir? Je voudrais qu'Hugues vous voie.
Auberte, aussi palpitante que si l'un des grands iris de l'étang se fût courtoisement approché d'elle pour lui parler, regardait l'interlocutrice qui lui tombait littéralement du ciel.
L'inconnue était mise en habitante fort moderne du monde civilisé. Elle était très mince, très élancée, de tournure élégante, et son type n'avait certes rien de banal. Son visage, irrégulier et délicat, était accaparé par ces yeux rieurs, d'un gris pâle et limpide, qu'Auberte avait vus tout à l'heure; sa peau, si fine qu'elle atteignait une idéale transparence, était presque uniformément rose tendre, à peine si elle s'avivait aux joues d'une teinte plus prononcée; enfin, elle était nu-tête et sa chevelure assez ébouriffée, d'une consistance moelleuse, était d'un blond de chanvre presque blanc quand on la voyait sous un certain jour, et s'éclairait par instants d'une lumière extrêmement pâle, un peu féerique.
– Et qui est donc Gillette Droy? dit Auberte qui retrouvait déjà sa dignité sérieuse, empreinte de douceur.
Mlle Gillette se retourna comme pour en appeler aux arbres, à la Maison, ou à quelque invisible témoin.
– Elle ne sait pas qui nous sommes!.. fit-elle.
Et revenant à Auberte:
– Vous ne savez pas à qui appartient cela?
Elle embrassa du geste tout son inculte domaine avec la Maison dont un coin de toit dépassait le feuillage.
Auberte ne pouvait croire à la vérité qu'elle voyait poindre; une sorte d'animation amena un peu de sang à ses joues.
– La Maison appartient à des gens qui ne l'habitent point, fit-elle; des parents éloignés à nous, je crois.
– Oh! pour la parenté, qu'il n'en soit pas question, s'il vous plaît, intercala Gillette; mais la Maison est à nous, bien à nous. Mon père ne pouvait pas l'habiter parce qu'il avait une profession. Il vient d'obtenir sa retraite et nous sommes arrivés cette après-midi. Eh bien! voyons…
Un mouvement s'était produit dans les arbres voisins, puis dans quelques buissons, et, de tous ces points, sortaient de nouveaux personnages, enfants ou adolescents, tous de mine aventureuse, tous nu-tête et arborant comme marque distinctive des chevelures abondantes dont la couleur était une nuance très accentuée ou encore plus éteinte des cheveux de Gillette. Et ils avaient tous d'imposants sourcils clairs en croissant qui rappelaient par le dessin, sinon par la couleur, les beaux sourcils d'Auberte.
– Nous avons débarqué sans crier gare ni prévenir personne, puisqu'il n'y avait rien à garer ni personne à prévenir. Et, conclut Gillette, je suis venue manger des figues avec quelques-uns de mes frères et soeurs.
– Quelques-uns? fit candidement Auberte à qui cette ribambelle de têtes jaunes paraissait prodigieuse.
– Oui, cinq à six seulement. Les autres sont à la maison avec Stéphanie d'Aumay, notre cousine qui nous instruit.
– Stéphanie d'Aumay?
– Oui, elle porte un nom de votre famille; elle doit être aussi, en quelque façon, votre cousine, mais je vous préviens qu'elle n'en est pas plus flattée que vous. Nous avons encore Hugues, notre lieutenant qui voyage; Pascal, qui est à son école d'agriculture; Edmée et Marc qui dépaquètent avec maman; mais voilà Camille, ma petite soeur, et Jacques; ces deux garçonnets sont Joseph et Antoine; notre paire de babies s'est endormie dans quelque coin. C'est tout.
– Ah! c'est tout, répéta Auberte tout étourdie.
– Mais oui, dit l'imperturbable Gillette pendant que la fillette