La Demoiselle au Bois Dormant. Berthe de Buxy
fille le trouble des dernières heures; sa frayeur s'en était allée avec l'ardeur de sa grande émotion. Il ne lui restait plus qu'un peu d'inquiétude, et c'était à bien peu de chose près l'Auberte de tous les jours qui avait rempli son rôle de jeune patricienne docile et passive à la table de son père.
La famille passa au salon, M. de Menaudru, qui était un grand vieillard pâle et taciturne, prit une Revue. Il lisait en tenant sa brochure loin de ses yeux. A l'autre bout de la grande table, Aube, près de sa mère qui tirait l'aiguille, maniait lentement une navette à filet. Dans le cours de la soirée, un domestique apporta un échiquier de grand prix. Mme de Menaudru laissa son ouvrage pour jouer aux échecs avec son mari, et Aube resta seule à sa place. Sa silhouette se dessinait frêle, gracieuse, un peu affaissée dans le demi-jour des lampes.
C'était le même salon où Auberte avait échangé quelques mots cette après-midi avec sa mère; mais la pièce, déjà mélancolique en plein jour, devenait glaciale à cette heure, alors que ses fenêtres closes la barricadaient contre les douceurs de la nuit, le parfum des corbeilles de la terrasse. Une tristesse tombait des murs peints en blanc, des tentures longues et étroites, elle émanait des deux joueurs dont l'attitude décelait un décent et inconsolable ennui, une application désintéressée. Aube s'efforçait de se tenir droite sur sa chaise haute, aux pieds en fuseau. Elle avait passé là tant de soirées semblables, tant d'heures indiciblement monotones, que toute cette monotonie accumulée semblait peser à la fois sur ses épaules. Les veillées de Menaudru se succédaient comme les mailles du filet dont elle alignait à l'infini les rangs identiques. Si Laurent avait été là, il aurait joué aux échecs avec son père, et Mme de Menaudru restant auprès d'Auberte, lui aurait lu, de temps en temps, à demi-voix, quelques passages des Jeunesses célèbres.
Le livre restait fermé à côté d'Auberte, Auberte n'essayait pas de lire.
– Pourquoi somme-nous brouillés avec les Droy?
Ces mots s'élevèrent tout à coup dans le silence, prenant à l'improviste jusqu'à Auberte qui les avait inconsciemment prononcés. Une teinte plus grise envahit le visage de la Comtesse, qui effleura son mari d'un regard furtif, rapide.
– Pourquoi parlez-vous d'eux? dit M. de Menaudru.
– Parce que je les ai vus aujourd'hui, repartit Auberte qui ne manquait point, à sa façon posée, d'une certaine vaillance.
Les yeux froids du père s'attachèrent avec une sorte de compassion sur le Comtesse, dont les lèvres tremblaient.
– Votre mère a eu lieu de se plaindre comme moi de ces gens. Ils se sont mal conduits à notre égard.
– Eux?
– Non, pas eux-mêmes, mais les parents de Mme Droy. Il y a eu des paroles regrettables échangées, bien qu'ils se soient inclinés devant la loi et les faits.
– Est-il vrai, reprit Aube dont le coeur battait à grands coups, mais qui était résolue à élucider le problème, est-il vrai que ce sont eux qui auraient dû avoir Menaudru?
Sa voix faiblit dans l'angoisse que lui causaient de pareils mots.
– Ils se sont plaints, mais tout a été fait selon la justice, dit la Comtesse frémissante qui regardait toujours son mari pour chercher une lui une caution.
M. de Menaudru répondit nettement:
– Ils auraient eu le château si leur grand-père, qui était libre de ses actions, avait jugé bon de le leur donner et d'en déposséder votre mère.
Le Comte se tut et il était facile de voir, à sa contenance, qu'il considérait la question comme irrévocablement close.
– Aube, dit la voix incertaine de Mme de Menaudru, vous ont-ils inquiétée? que vous ont-ils dit? Chère enfant, si leur voisinage nous est trop à charge, nous quitterons Menaudru pour l'automne.
Aube lui répondit de loin par un petit signe de tête très grave et très tendre, et la partie d'échecs continua.
Mme de Menaudru ne soupçonnait pas les menaces et les reproches qui avaient si inopinément assailli Auberte, produisant dans sa vie égale l'effet d'un obstacle irritant qui en détournerait momentanément le cours.
Oui, Aube avait été blâmée, accusée, pour la première fois depuis qu'elle était au monde. Ces Droy étaient des gens dangereux, presque abominables. Aube était bien aise de savoir leurs revendications injustes; mais leur présence allait empoisonner Menaudru. Cependant, elle se rappelait l'étreinte forte et sincère d'une petite main qui, au moment où elle chancelait sur le mur, l'avait si fermement retenue. C'était comme la manifestation d'une volonté qui aurait impérieusement pris possession d'elle.
Auberte glissa dans l'embrasure de la fenêtre, une embrasure profonde comme une chambrette. Ah! par exemple, elle défiait bien Gillette d'abattre ces murs… Aube cherchait à voir dans l'obscurité du dehors; la Maison était là, tout près, presque à portée de la voix, attirante et redoutable, avec cette vie intense qui maintenant se dégageait d'elle et traversait le rempart des pierres et des arbres de Menaudru.
Que faisait Gillette ce soir, au milieu du troupeau qu'elle avait une si originale façon de diriger? Elle pressentait que Gillette ne devait pas faire de filet. Ils avaient énuméré tant de choses, cela impliquait des occupations si variées et nombreuses, que rien qu'en y songeant, Aube était lasse. Ils avaient parlé d'ateliers, qu'y faisaient-ils? Et d'une salle de jeu, ils s'amusaient donc?
A dix heures, on apporta le bougeoir de Mademoiselle.
Auberte prit congé de ses parents et suivit Jeanne, sa gouvernante, qui marchait la première, portant le flambeau.
Elles traversèrent des appartements déserts, des corridors tortueux. Le château avait été pillé au moment de la Révolution. Ses propriétaires l'avaient complètement remeublé sous le premier Empire. C'était de cette époque que datait presque tout le mobilier, et le style empire donnait un aspect particulier à ces pièces où l'on se serait attendu à rencontrer surtout les bahuts sculptés, les chaires monumentales et tout le massif appareil du moyen âge.
Elles arrivèrent à la fin dans la chambre d'Auberte. La jeune fille habitait l'aile burgonde; ses larges fenêtres, près desquelles aboutissait l'extrémité des contreforts, plongeaient sur les vallées. L'un des murs de cette chambre touchait à la Maison.
Jeanne déshabilla Aube, la coiffa pour la nuit.
– On n'a pas des cheveux comme ça, marmottait orgueilleusement la vieille servante en arrangeant la belle tresse interminable aux fugitifs reflets lumineux.
Jeanne se retira, emportant le bougeoir, d'après le règlement qui déterminait dans ses plus minutieux détails le service d'Auberte.
Auberte resta seule, étendue les yeux ouverts dans son lit aux quatre colonnes duquel étaient fixés les rideaux de soie rouge, mince et bruissante.
… Le lendemain était un dimanche. L'assistance put admirer à l'église, dans deux bancs jusque-là inoccupés et qui faisaient audacieusement face aux bancs de Menaudru, une théorie de têtes juvéniles aux cheveux jaunes; du paille incolore à l'orange, toute la gamme était dignement représentée; les deux babies qui terminaient cette glorieuse série donnaient vraiment à penser que, d'après une opinion en honneur dans leur famille, les blés mûrissant sur la tête des autres n'étaient encore, sur leurs petites caboches enfantines, qu'à l'état de blés verts.
Il y avait, dans les bancs combles de la Maison, seulement ce que Gillette aurait appelé: quelques-uns d'entre nous, car il manquait encore à la tribu le père et les deux fils aînés qui avaient assisté à la première messe. L'attitude des Droy étonna Auberte; elle était à la fois si pénétrée et si franche qu'ils semblaient respirer, dans l'église, une atmosphère révérée et familière. L'âme d'Auberte était naturellement et tendrement pieuse, quoique ses parents, dans leur indolence, peut-être dans une crainte secrète de favoriser en leur fille un attrait trop puissant, n'eussent pas fait chez eux de la religion la force vivante qui imprégnait visiblement le coeur des jeunes Droy, si elle ne disciplinait pas encore l'exubérante vitalité de leur manière