La Demoiselle au Bois Dormant. Berthe de Buxy
considéra les petits pieds idéalement chaussés, étendus languissants sur l'herbe et qui semblaient si peu faits vraiment pour de rudes sentiers, et elle s'adoucit pendant qu'Auberte se contraignait à dire:
– Vous ne savez comme c'est difficile d'aider les gens.
A qui le dites-vous? fit Gillette qui, cette fois, se remit à rire. Ne sommes-nous pas menacés de mort en ce moment, parce que le patriarche veut donner de l'ouvrage aux hommes de la montagne? Oui, de mort, ne vous bouleversez pas, dit-elle, riant toujours. Le patriarche a le projet d'établir une scierie qu'il dirigera lui-même. Rien ne lui sera plus aisé puisqu'il était ingénieur de la grande maison Devaine. Mais ce plan heurte les principes de certain pêcheur braconnier qui se croit des droits exorbitants sur la rivière dont le patriarche utilisera les eaux, et nous voilà toute la dynastie Jaux sur les bras.
– Oh! les Jaux, fit Aube, prenez garde! ce sont des gens très dangereux; ils se sont retranchés derrière le grand ravin où personne ne peut les poursuivre. Ils forment une sorte de clan à demi-sauvage, on ne les voit jamais; il n'y a guère que le chef Gédéon qui vienne à Mirieux vendre le produit de leur pêche et des corbeilles que font les femmes: mais ils ont si mauvaise réputation, que personne ne leur achète.
– C'est peut-être pour cela, dit irrévérencieusement Gillette, qu'ils sont contraints de braconner. En tout cas, Gédéon nous a fait déclarer la guerre par l'intermédiaire d'un garde; puis il est venu lui-même. Edmée et moi étions là.
– Vous n'êtes pas mortes de peur?
– Quelle poltronne vous faites! Que nous peuvent ces pauvres gens?
– Il faudrait vous défendre, le faire mettre en prison.
– En prison? ah! mais non. Nous nous préparons bravement à la lutte. Cet homme protège sa rivière, il ne veut pas que nous troublions les écrevisses et les truites qu'il considère comme sa propriété. C'est à nous de le mettre en déroute, ou de le convaincre.
Auberte, tout à tour indignée et confondue, mais vivement intéressée, ne songeait point à partir, non plus que Gillette.
– Je crois, conclut celle-ci, que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque, mais que vous éparpillez vos efforts; c'est comme une poignée de grains que vous sèmeriez à fleur de terre dans un vaste champ; ils produiraient des épis trop débiles et trop clairsemés pour jamais faire une bonne gerbe.
– Comment apprendrai-je à semer comme vous?
– Oh! il faudrait mon frère Hugues pour vous répondre.
Une gravité singulière se répandit en Gillette, transformant la jeune fille espiègle en une femme réfléchie qu'Aube ne connaissait encore pas.
– Je sais seulement, acheva Gillette, qu'on doit faire aux pauvres du bien moral et matériel, du bien tangible et durable: donner des secours réels, solides, atteindre les âmes et les corps; ne pas se rebuter, ne pas asservir les gens qu'on aide, mais les aider toujours au nom de Celui qui nous apprit à aimer les pauvres.
Auberte soupira: Je n'ai pas assez pensé à ces choses.
– Et vous avez cependant pensé beaucoup. Ah! mon père a bien raison de vous appeler mangeuse de lotus… Il ne veut pas dire que vous ayez absorbé le fameux lotus du trésor de Menaudru, mais que vous aimez à vivre dans les nuages; vous savez que le lotus est la fleur symbolique de l'oubli et du rêve.
Au mot de trésor, Aube avait tourné la tête par un mouvement d'alarme vers la maisonnette fermée, comme murée, qui les dominait du haut de son talus vert et bornait la route par un de ses côtés, sa façade regardant à gauche dans un verger.
– Oui, dit Gillette, je sais: c'est là que demeure la fameuse demoiselle Anne de Mareux; mais je compte sur vous pour me compléter son histoire. C'est une histoire romanesque qui est si bien de votre ressort, que je gage que vous la savez par coeur dans ses plus invraisemblables détails. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous m'ayez tout dit. Il est probable que nous ne nous parlerons plus, autant profiter de cette rencontre.
Mais comme Aube, inquiète, regardait toujours la maison au profil morose:
– Rassurez-vous, dit Gillette, il n'y a personne. Tenez.
Et elle s'en alla secouer la petite porte basse de bois plein, percée un peu en avant de la maison dans le mur du clos.
– J'entrerai même pour mieux vous convaincre. J'ai sur moi la clef d'une serre, cela suffira. Je me suis aperçue que, dans ce cher pays que j'aime déjà de tout mon coeur, malgré vous, il existait un unique modèle de clef. Chacun, cultivateur ou vieille demoiselle, – il me paraît que cette dernière catégorie abonde à Mirieux, – possède une clef énorme; chacun a la même et ferme sa porte avec une admirable conviction de sécurité, à moins qu'on ne glisse l'ustensile sous la porte, par le trou qui sert à faire passer le chat. Et en y regardant bien…
Elle se pencha pour explorer la "chatière" qui, suivant l'usage local, s'arrondissait comme une lune ténébreuse au bas de la porte. Mais Aube rappela Gillette.
– Je crois, dit-elle, que Mlle Anne est absente.
Gillette vint se rasseoir.
– Je connais en effet cette histoire, poursuivit Auberte, et je vous la raconterai comme me l'a souvent dite Jeanne. Il y a longtemps, bien longtemps, quand le monde était plus jeune, les vieux rois qui avaient bâti Menaudru avaient amassé là un riche trésor dont il restait, au moment de la Révolution, encore bien des merveilles. Je vois qu'on vous a parlé du lotus, un joyau venu d'Egypte par des voies mystérieuses, prétendent les uns, mais qui, disent les autres, représente simplement notre colchique comtois, qui est une ravissante fleur. Le lotus avait une monture de fer, des pétales de saphir et des pistils de diamant. Ce lotus, ce lotus… dit-elle doucement, rêveusement, comme si elle voyait s'épanouir devant elle la fleur miraculeuse qui avait hanté ses rêves.
– Et, avec le lotus, restaient maints bijoux splendides dont le moindre valait une fortune. Sous la Révolution, le château fut envahi, mis à sac, et le trésor disparut.
Auberte se tut, et ce fut Gillette qui continua:
– Mais, pendant le dernier assaut qui fut livré à l'improviste dans la nuit, Mme de Mareux, la soeur du châtelain, parvint à sortir de Menaudru; le vieil intendant qui l'accompagnait fut tué près de la chapelle, Mme de Mareux s'échappa, emportant un gros sachet de peau d'Espagne. Elle et son sachet gagnèrent l'Ecosse, où elle vécut avec son jeune fils, car elle était veuve. Elle revint en France à la Restauration avec ce fils et l'enfant de celui-ci; mais du trésor, il ne fut plus jamais question: elle nia l'avoir emporté et dit que l'intendant en avait eu seul le secret. En vain son frère, rentré en maître à Menaudru, l'interrogea-t-il avec des menaces: on apprit qu'elle avait vendu à des Juifs d'Angleterre des bijoux de grand prix dont on ne put retrouver les traces. Son fils et son petit-fils vécurent largement à l'étranger et l'on entendit plus parler d'eux jusqu'au jour où Mlle Anne, la fille du dernier Mareux, vint s'établir ici après la mort de son père, dont elle voulait sans doute réhabiliter la mémoire. Mais il paraît qu'à Mirieux, les vieilles histoires conservent leur fraîcheur. Le souvenir du lotus n'est pas aussi oublié qu'on pourrait le croire, une souillure mal définie s'attache au nom de Mareux: Mlle Anne n'a rencontré ici que froideur et presque mépris.
– Et pourtant, dit Auberte, elle est pauvre.
– Elle le paraît, fit Gillette, mais j'ai bien peur que ce soit elle qui nous dépouille de ce qui reste du trésor. Son père était joueur, dit(on; il a dû dissiper; mais ils ont gardé les bijoux compromettants ou d'un placement difficile.
– J'en ai peur aussi, dit Aube comme à regret.
Les deux jeunes filles relevèrent la tête; il y eut une sorte de glissement derrière la haie dont les longues branches flexibles ondulèrent. Aube murmura avec remords:
– Elle était là et nous a entendues…
Elles restèrent longtemps silencieuses; puis la voix d'Aube s'éleva de nouveau, lente et