La Demoiselle au Bois Dormant. Berthe de Buxy

La Demoiselle au Bois Dormant - Berthe de Buxy


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lui qui aura Menaudru et pas vous.

      – Menaudru sera à moi, repartit Auberte, comme il est à ma mère. Laurent n'est malheureusement pas mon vrai frère. Il est très riche, mais il n'aura pas Menaudru.

      – Allons, tant pis, j'aurais eu encore plus de plaisir à le lui reprendre qu'à vous.

      Mais Auberte, suivant une idée qui l'obsédait, dit presque bas:

      – Vos frères aînés ne ressemblent pas au mien?

      – Mes frères?.. au vôtre?..

      Gillette rit de plus belle.

      – Non, non, Dieu merci, demandez au ciel de ne jamais vous trouver au milieu de nos garçons. Ce sont des monstres déchaînés, fit-elle avec un mélange de fierté et de tendresse.

      Aube tira de l'aveu cette conclusion étonnante:

      – Alors, vous vous amusez beaucoup?

      – Beaucoup, dit Gillette sans ambage. Nous avons bien nos ennuis, mais nous nous amusons a coeur joie.

      – Que faites-vous? demanda Aube un peu honteuse de sa question.

      – Il faut vous dire que je ne suis pas dans les plus raisonnables. Hugues, Stéphanie, Edmée nous tiennent en respect, bien qu'Edmée soit ma cadette.

      – Mais enfin? insista Auberte, sa curiosité surmontant la crainte que lui causaient les façons primesautières de l'impulsive Gillette.

      – D'abord, nous avons beaucoup de besogne, les grands surtout; les enfants à soigner, à instruire, maman à aider… Nous sommes trop nombreux pour être riches. On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, acheva-t-elle avec un sourire généreux qui mettait une véritable beauté sur sa jolie figure rose et piquante. Le bon Dieu ne nous ménage pas les devoirs à remplir, mais il nous reste du bon temps. Nous faisons de la musique, des lectures en quantité; nous jouons des charades, des comédies que nous composons… Oh! je vous assure que vous en inventeriez autant sans peine. Edmée a de la voix, Stéphanie d'Aumay chante comme un ange qu'elle est…

      – C'est votre institutrice?

      – Notre cousine. Edmée en ce moment est absorbée par Marc. Mais elle nous reviendra. Cam passe sa vie à tomber d'un embarras dans l'autre, elle déploie la plus active ingéniosité à s'attirer d'impayables mésaventures. Et les garçons… L'autre jour, nous avons trouvé, dans le pupitre de Joseph, une description lyrique qui débutait par: La lune cachète le ciel de son pain monstrueux. Mais je n'en finirais pas de tout vous dire, les enfants font tant de folies… soupira vertueusement Gillette, s'élevant au-dessus de ces errements qu'elle déplorait.

      Et les bonnes veillées que nous avons! Quel tapage… Je m'étonne que votre château n'en soit pas ébranlé…

      – Non, fit Aube avec un sourd regret, les murs sont épais, on n'entend rien.

      – Quand nous sommes trop insupportables, on nous met au piquet, c'est-à-dire les petits à partir d'Antoine; mais quelquefois le patriarche se trompe et nous y passons tous.

      Auberte n'osa pas avouer son ignorance du supplice en question, et le piquet se revêtit dans sa pensée des plus séduisantes couleurs.

      – Il fait bon ici, je vais prendre mon ouvrage en attendant que Cam se décide à me rejoindre, dit Gillette tirant un tricot gris de sa poche. Nous faisons quarante paires de chaussons. Maman a pris la part d'Edmée, Stéphanie aidera Camille qui est paresseuse comme un loir. Nous avons nos quarante paires à fournir avant la fin du mois, c'est pour les élèves d'un orphelinat agricole qui est annexé à l'école de Pascal. Quand je pense à ce que nous aurons à faire ici, où il n'y a pas d'ouvroir; tout est à organiser, si les gens s'y prêtent. Qu'est-ce qui vous pétrifie? Est-ce que vous n'avez jamais rien fait?

      – Mais si, dit Aube, j'ai mon ouvrage à la maison, du filet. Je fais beaucoup de filet, quand je travaille. J'ai tricoté aussi une brassière pour l'enfant de notre jardinier; mais, dit-elle avec découragement, les bras du poupon n'ont jamais voulu entrer dans les manches.

      – Et alors, dit Gillette très égayée, vous avez repris votre filet perpétuel. Il faudrait qu'Hugues vous entendît. Vous tirez la navette, ou bien vous allez vous asseoir au cimetière.

      Je comprends que vous ayez l'air un peu somnambule; le patriarche prétend que vous êtes une petite mangeuse de lotus.

      A cet instant, une fillette, qui passait dans le chemin avec une chèvre, s'arrêta peureusement sur un signe d'Auberte.

      – Bonjour Zoé, fit Gillette avec entrain. Quand viendras-tu arracher l'herbe de mon parterre et gagner ce que je t'ai promis?

      – Elle ne veut pas, répondit la petite à demi tournée vers Aube, comme si c'était la jeune princesse de Menaudru qu'elle désignait par cet elle rancunier.

      – Ta nourrice ne veut pas? demanda Gillette.

      Zoé refusa de répondre.

      – Vous connaissez donc Zoé? demanda Aube.

      – Je l'ai rencontrée qui pleurait, dès le premier jour de mon arrivée.

      – Je ne sais ce qu'a cette enfant, à pleurer toujours, reprit Auberte. Elle est souvent indocile.

      Elle s'arrêta, considéra avec pitié la minuscule coupable aux allures mornes et lourdes, aux cheveux plantés bas, aux yeux couleur de fumée. Elle se raidit pour poursuivre sa remontrance.

      – Je ne suis pas contente de Zoé, parce qu'elle est sale et qu'elle jette des pierres aux autres enfants.

      Zoé avança brusquement sa main comme une patte de chat sauvage, mais elle se retira aussitôt et s'éloigna, bondissant derrière sa chèvre.

      – Quelle misérable petite bambine, fit Gillette méditativement; il en tiendrait quatre comme elle dans les robes usées de Camille.

      – Zoé n'est si malheureuse que par sa faute, répliqua Aube avec une paisible assurance. C'est ma petite protégée. Ses parents sont morts; elle a été recueillie par une brave femme qui l'élève et à qui je donne une pension.

      – Une brave femme? En êtes-vous certaine? Zoé ne va pourtant ni à l'école, ni au catéchisme. Le chagrin et la faim sont écrits sur la figure de cette petite. Elle a l'air irascible, j'en conviens, mais pas méchante, et j'ai aperçu la femme dont vous parlez.

      – Déjà? dit Auberte qui s'effrayait presque de voir Gillette, après six semaines de séjour, plus au fait qu'elle-même des particularités du pays.

      – Oui, elle s'appelle Hermance. Cela ne me surprendrait pas qu'elle batte la fillette et qu'elle l'affame.

      – Oh! s'écria Auberte suffoquée.

      – En cette minute même, peut-être qu'elle la bat pour lui prendre l'argent que vous ne lui avez pas donné.

      Aube étendit le bras pour repousser cette vision.

      – Mettez-vous à la place d'Hermance, poursuivit l'impitoyable Gillette. Comment une paysanne avide et sans aucuns principes religieux n'aurait-elle pas envie de donner à l'enfant, au lieu de tartines beurrées qui lui reviendraient très cher, un grand nombre de taloches qui ne lui coûtent rien et lui procurent une détente salutaire?

      Et Gillette se trémoussa comme si elle avait bonne envie de s'accorder sur l'heure, et aux dépens d'Hermance, la consolation qu'elle venait de mentionner.

      – Je fais ce que je peux, dit Auberte avec douceur: je n'ai pas que Zoé, je m'occupe encore de l'asile.

      – Oui, vous entrez en petite princesse imposante près des marmots bouche bée. On vous montre les plus sages, vous leur donnez un bonbon sans même embrasser les mieux lavés, et vous sortez au milieu de leurs révérences.

      – Vous m'avez vue? s'écria Aube divertie et impatientée par l'exactitude du tableau. Mais mes vieilles à qui je fais l'aumône…

      – La vieille Catherine, par exemple, dans la hutte malsaine


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