Mémoires du maréchal Berthier … Campagne d'Égypte, première partie. Berthier Louis-Alexandre
de la place; ils confirment, par leurs rapports, que les batteries sont servies par des Anglais, et que le commodore Sydney Smith a près de lui des émigrés français, entre autres l'ingénieur Phelippeaux.
On leur demande ce que sont devenus quelques soldats français qui ont été blessés et faits prisonniers dans diverses attaques; ils répondent qu'après les avoir fait mutiler, Djezzar a ordonné de promener par la ville leurs têtes sanglantes et leurs membres palpitans.
Quelques jours après l'assaut du 8, les soldats avaient remarqué sur le rivage une grande quantité de sacs; ils les ouvrent. Ô crime!.. ils voient des cadavres attachés deux à deux. On questionne les déserteurs, et l'on apprend d'eux que plus de quatre cents chrétiens qui étaient dans les prisons de Djezzar, en ont été tirés par les ordres de ce monstre, pour être liés deux à deux, cousus dans des sacs et jetés à l'eau.
Nations, qui savez allier avec les droits de la guerre ceux de l'honneur et de l'humanité, si les événemens vous eussent forcées d'unir votre pavillon et vos drapeaux à ceux d'un Djezzar, j'en appelle à votre magnanimité, vous n'eussiez point souffert qu'un barbare les souillât par de pareilles atrocités; vous l'eussiez contraint de se soumettre aux principes d'honneur et d'humanité que professent tous les peuples civilisés.
Bonaparte est informé par des chrétiens de Damas, qu'un rassemblement considérable, composé de mameloucks, de janissaires de Damas, de Deleti, d'Alepins, de Maugrabins, se met en marche pour passer le Jourdain, se réunir aux Arabes et aux Naplouzains, et attaquer l'armée devant Acre en même temps que Djezzar faisait une sortie soutenue par le feu des vaisseaux anglais.
Le commandant du château de Saffet prévient que quelques corps de troupes ont passé le pont de Jacoub sur le Jourdain. L'officier qui commande les avant-postes de Nazareth, annonce de son côté qu'une autre colonne a passé le pont dit Djesr-el-Mekanié, et se trouve déjà à Tabarié; que les Arabes se montrent au débouché des montagnes de Naplouze; que Genin et Tabarié reçoivent des approvisionnemens considérables.
Le général de brigade Junot avait été envoyé à Nazareth pour observer l'ennemi; il apprend qu'il se forme sur les hauteurs de Loubi, à quatre lieues de Nazareth, dans la direction de Tabarié, un rassemblement dont les partis se montrent dans le village de Loubi. Il se met en marche avec une partie de la 2e légère, trois compagnies de la 19e, formant environ trois cent cinquante hommes, et un détachement de cent soixante chevaux de différens corps, pour faire une reconnaissance. À peu de distance de Ghafar-Kana, il aperçoit l'ennemi sur la crête des hauteurs de Loubi; il continue sa route, tourne la montagne et se trouve engagé dans une plaine où il est environné, assailli par trois mille hommes de cavalerie. Les plus braves se précipitent sur lui; il ne prend alors conseil que des circonstances et de son courage. Les soldats se montrent dignes d'un chef aussi intrépide, et forcent l'ennemi d'abandonner cinq drapeaux dans leurs rangs. Le général Junot, sans cesser de combattre, sans se laisser entamer, gagne successivement les hauteurs jusqu'à Nazareth; il est suivi jusqu'à Ghafar-Kana, à deux lieues du champ de bataille. Cette journée coûte à l'ennemi, outre les cinq drapeaux, cinq à six cents hommes tant tués que blessés. On ne peut donner trop d'éloges au courage et au sang-froid qu'a déployés le chef de brigade Duvivier dans cette affaire.
Bonaparte, à la nouvelle du combat de Loubi, donne ordre au général Kléber de partir du camp d'Acre avec le reste de l'avant-garde, pour rejoindre le général Junot à Nazareth.
Kléber bivouaque le 20 à Bedaouïé, près Safarié, et se rend le lendemain à Nazareth pour y prendre des vivres. Informé que l'ennemi n'a point quitté la position de Loubi, il prend la résolution de marcher à lui et de l'attaquer le lendemain 22 germinal. Il était à peine à la hauteur de Ledjarra, à un quart de lieue de Loubi, et à une lieue et demie de Kana, que l'ennemi, descendant des hauteurs, débouche dans la plaine. Le général Kléber est aussitôt enveloppé par quatre mille hommes de cavalerie et cinq ou six cents d'infanterie, qui se mettent en devoir de le charger. Il les prévient, attaque à la fois et la cavalerie et le camp de Ledjarra, qu'il emporte. L'ennemi abandonne le champ de bataille et se retire en désordre vers le Jourdain, où il aurait été poursuivi, si la division n'eût été dépourvue de cartouches. Les troupes rentrent dans la position de Safarié et de Nazareth. Après l'affaire de Ledjarra ou Kana, l'ennemi se retire, partie sur Tabarié, partie sur le pont de Êl-Mekanié, et partie sur le Baïzard. Ce dernier point devient le rendez-vous d'un rassemblement général, d'où, le 25, toute l'armée ennemie se rend dans la plaine de Fouli, anciennement dite d'Esdrelon; elle y opère sa jonction avec les Samaritains ou Naplouzains. Cette armée pouvait monter, d'après les rapports du général Kléber, à quinze ou dix-huit mille hommes environ; les récits exagérés des habitans du pays la portaient à quarante ou cinquante mille hommes. Kléber annonce en même temps qu'il part pour l'attaquer.
Bonaparte est de plus informé par le capitaine Simon, commandant de Saffet, que le 24 les ennemis se sont présentés, qu'ils ont dévasté les environs, qu'il s'est retiré avec son détachement dans le fort, où il a été attaqué; que les assiégeans ont tenté l'escalade, qu'ils ont été repoussés avec une grande perte, mais qu'il se trouve bloqué avec peu de vivres et de munitions. Le capitaine Simon s'était conduit, dans cette occasion, avec autant de talent que de bravoure. Le citoyen Tedesio, employé dans l'administration, qui était fort bien monté, et se trouvait en outre le seul du détachement qui eût un cheval, ayant été reconnaître l'ennemi avec quelques Mutualis, fut malheureusement atteint d'une blessure mortelle.
Bonaparte juge qu'il faut une bataille générale et décisive pour éloigner une multitude qui, avec l'avantage du nombre, viendrait le harceler jusque dans son camp. Une fois battus, ces peuples, qu'on ne peut conduire malgré eux au combat, seraient moins confians dans les assurances de Djezzar, et peu tentés de se mesurer de nouveau avec les Français.
Bonaparte reconnaît les inconvéniens d'un combat devant la place d'Acre, et se décide à faire attaquer l'ennemi sur tous les points, afin de le forcer à repasser le Jourdain.
On arrive de Damas en traversant le Jourdain, soit à la droite du lac de Tabarié, sur le pont de Jacoub, à trois lieues duquel est situé le château de Saffet; soit à la gauche de ce lac, sur le pont de Êl-Mekanié, à très peu de distance du fort de Tabarié. Chacun de ces deux forts est bâti sur la rive droite du Jourdain.
Le 24, le général de brigade Murat part du camp d'Acre, avec mille hommes d'infanterie et un régiment de cavalerie. Il a ordre de marcher à grandes journées sur le pont de Jacoub, et de s'en emparer, de prendre en revers l'ennemi qui bloquait Saffet, et de se réunir ensuite avec le plus de célérité possible au général Kléber, qui devait avoir en présence des forces considérables.
Le général Kléber avait prévenu qu'il partait le 25 pour tourner l'ennemi dans sa position de Fouli et Tabarié, le surprendre et l'attaquer de nuit dans son camp.
Bonaparte laisse devant Acre les divisions Regnier et Lannes; il part le 26 avec le reste de sa cavalerie, la division Bon et huit pièces d'artillerie. Il prend position sur les hauteurs de Safarié où il bivouaque. Le 27, au point du jour, il marche sur Fouli, en suivant les gorges qui tournent les montagnes que l'artillerie ne peut traverser. À neuf heures du matin, il arrive sur les dernières hauteurs, d'où il découvre Fouli et le mont Thabor. Il aperçoit, à environ trois lieues de distance, la division Kléber qui était aux prises avec l'ennemi, dont les forces paraissaient être de vingt-cinq mille hommes de cavalerie, au milieu desquels se battaient deux mille Français. Il découvre en outre le camp des mameloucks, établi au pied des montagnes de Naplouze, à près de deux lieues en arrière du champ de bataille.
Bonaparte fait former trois carrés, dont deux d'infanterie et un de cavalerie; il fait ses dispositions pour tourner l'ennemi à une grande distance, dans l'intention de le séparer de son camp, de lui couper la retraite sur Jenin où étaient ses magasins, et de le culbuter dans le Jourdain, où il devait être coupé par le général Murat.
La cavalerie se porte, avec deux pièces d'artillerie légère, sur le camp des mameloucks; elle est commandée par l'adjudant-général Leturq: les deux colonnes d'infanterie se dirigent de manière à tourner l'ennemi.
Le général Kléber,