La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 4 - Honore de Balzac


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de l'hôtel du Guénic avaient été conduits par le célèbre architecte Grindot, sous la surveillance de Clotilde, de la duchesse et du duc de Grandlieu. Toutes les mesures avaient été prises pour qu'au mois de décembre 1838 le jeune ménage pût revenir à Paris. Sabine s'installa donc rue de Bourbon avec plaisir, moins pour jouer à la maîtresse de maison que pour savoir ce que sa famille penserait de son mariage. Calyste, en bel indifférent, se laissa guider volontiers dans le monde par sa belle-sœur Clotilde, et par sa belle-mère, qui lui surent gré de cette obéissance. Il y obtint la place due à son nom, à sa fortune et à son alliance. Le succès de sa femme, comptée comme une des plus charmantes, les distractions que donne la haute société, les devoirs à remplir, les amusements de l'hiver à Paris, rendirent un peu de force au bonheur du ménage en y produisant à la fois des excitants et des intermèdes. Sabine, trouvée heureuse par sa mère et sa sœur qui virent dans la froideur de Calyste un effet de son éducation anglaise, abandonna ses idées noires; elle entendit envier son sort par tant de jeunes femmes mal mariées, qu'elle renvoya ses terreurs au pays des chimères. Enfin, la grossesse de Sabine compléta les garanties offertes par cette union du genre neutre, une de celles dont augurent bien les femmes expérimentées. En octobre 1839, la jeune baronne du Guénic eut un fils et fit la folie de le nourrir, selon le calcul de toutes les femmes en pareil cas. Comment ne pas être entièrement mère quand on a eu son enfant d'un mari vraiment idolâtré? Vers la fin de l'été suivant, en août 1840, Sabine était donc encore nourrice. Pendant un séjour de deux ans à Paris, Calyste s'était tout à fait dépouillé de cette innocence dont les prestiges avaient décoré ses débuts dans le monde de la passion. Calyste s'était lié naturellement avec le jeune duc Georges de Maufrigneuse, marié comme lui nouvellement à une héritière, Berthe de Cinq-Cygne; avec le vicomte Savinien de Portenduère, avec le duc et la duchesse de Rhétoré, le duc et la duchesse de Lenoncourt-Chaulieu, avec tous les habitués du salon de sa belle-mère. La Richesse a des heures funestes, des oisivetés que Paris sait, plus qu'aucune autre capitale, amuser, charmer, intéresser. Au contact de ces jeunes maris qui laissent les plus nobles, les plus belles créatures pour les délices du cigare et du whist, pour les sublimes conversations du club, ou pour les préoccupations du turf, bien des vertus domestiques furent atteintes chez le jeune gentilhomme breton. Le maternel désir d'une femme qui ne veut pas ennuyer son mari, vient toujours en aide aux dissipations des jeunes mariés. Une femme est si fière de voir revenir à elle un homme à qui elle laisse toute sa liberté!..

      Un soir, en octobre de cette année, pour fuir les cris d'un enfant en sevrage, Calyste, à qui Sabine ne pouvait pas voir sans douleur un pli au front, alla, conseillé par elle, aux Variétés, où l'on donnait une pièce nouvelle. Le valet de chambre, chargé de louer une stalle à l'orchestre, l'avait prise assez près de cette partie de la salle appelée l'avant-scène. Au premier entr'acte, en regardant autour de lui, Calyste aperçut, dans une des deux loges d'avant-scène, au rez-de-chaussée, à quatre pas de lui, madame de Rochefide.

      Béatrix à Paris! Béatrix en public! ces deux idées traversèrent le cœur de Calyste comme deux flèches. La revoir après trois ans bientôt! Comment expliquer le bouleversement qui se fit dans l'âme d'un amant qui, loin d'oublier, avait quelquefois si bien épousé Béatrix dans sa femme, que sa femme s'en était aperçue! A qui peut-on expliquer que le poëme d'un amour perdu, méconnu, mais toujours vivant dans le cœur du mari de Sabine, y rendit obscures les suavités conjugales, la tendresse ineffable de la jeune épouse. Béatrix devint la lumière, le jour, le mouvement, la vie et l'inconnu; tandis que Sabine fut le devoir, les ténèbres, le prévu! L'une fut en un moment le plaisir, et l'autre l'ennui. Ce fut un coup de foudre. Dans sa loyauté, le mari de Sabine eut la noble pensée de quitter la salle. A la sortie de l'orchestre, il vit la porte de la loge entr'ouverte, et ses pieds l'y menèrent en dépit de sa volonté. Le jeune Breton y trouva Béatrix entre deux hommes des plus distingués, Canalis et Nathan, un homme politique et un homme littéraire. Depuis bientôt trois ans que Calyste ne l'avait vue, madame de Rochefide avait étonnamment changé; mais, quoique sa métamorphose eût atteint la femme, elle devait n'en être que plus poétique et plus attrayante pour Calyste. Jusqu'à l'âge de trente ans, les jolies femmes de Paris ne demandent qu'un vêtement à la toilette; mais en passant sous le porche fatal de la trentaine, elles cherchent des armes, des séductions, des embellissements dans les chiffons; elles se composent des grâces, elles y trouvent des moyens, elles y prennent un caractère, elles s'y rajeunissent, elles étudient les plus légers accessoires, elles passent enfin de la nature à l'art. Madame de Rochefide venait de subir les péripéties du drame qui, dans cette histoire des mœurs françaises au XIXe siècle, s'appelle la Femme Abandonnée. Elle avait été quittée la première par Conti; naturellement elle était devenue une grande artiste en toilette, en coquetterie et en fleurs artificielles.

      – Comment Conti n'est-il pas ici? demanda tout bas Calyste à Canalis après avoir fait les salutations banales par lesquelles commencent les entrevues les plus solennelles quand elles ont lieu publiquement.

      L'ancien grand poëte du Faubourg Saint-Germain, deux fois ministre et redevenu pour la quatrième fois un orateur aspirant à quelque nouveau ministère, se mit significativement un doigt sur les lèvres. Ce geste expliqua tout.

      – Je suis bien heureuse de vous voir, dit chattement Béatrix à Calyste. Je me disais en vous reconnaissant là, sans être aperçue tout d'abord, que vous ne me renieriez pas, vous! – Ah! mon Calyste, pourquoi vous êtes-vous marié? lui dit-elle à l'oreille, et avec une petite sotte encore!..

      Dès qu'une femme parle à l'oreille d'un nouveau venu dans sa loge en le faisant asseoir à côté d'elle, les gens du monde ont toujours un prétexte pour la laisser seule avec lui.

      – Venez-vous, Nathan? dit Canalis. Madame la marquise me permettra d'aller dire un mot à d'Arthez, que je vois avec la princesse de Cadignan; il s'agit d'une combinaison de tribune pour la séance de demain.

      Cette sortie de bon goût permit à Calyste de se remettre du choc qu'il venait de subir; mais il acheva de perdre son esprit et sa force en aspirant la senteur, pour lui charmante et vénéneuse, de la poésie composée par Béatrix. Madame de Rochefide, devenue osseuse et filandreuse, dont le teint s'était presque décomposé, maigrie, flétrie, les yeux cernés, avait ce soir-là fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l'Article-Paris. Elle avait imaginé, comme toutes les femmes abandonnées, de se donner l'air vierge, en rappelant, par beaucoup d'étoffes blanches, les filles en a d'Ossian, si poétiquement peintes par Girodet. Sa chevelure blonde enveloppait sa figure allongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de la rampe attirées par le luisant d'une huile parfumée. Son front pâle étincelait. Elle avait mis imperceptiblement du rouge dont l'éclat trompait l'œil sur la blancheur fade de son teint refait à l'eau de son. Une écharpe d'une finesse à faire douter que des hommes eussent ainsi travaillé la soie, était tortillée à son cou de manière à en diminuer la longueur, à le cacher, à ne laisser voir qu'imparfaitement des trésors habilement sertis par le corset. Sa taille était un chef-d'œuvre de composition. Quant à sa pose, un mot suffit, elle valait toute la peine qu'elle avait prise à la chercher. Ses bras maigris, durcis, paraissaient à peine sous les bouffants à effets calculés de ses manches larges. Elle offrait ce mélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveux crêpés, de vivacité, de calme et de mouvement, qu'on a nommé le je ne sais quoi. Tout le monde sait en quoi consiste le je ne sais quoi. C'est beaucoup d'esprit, de goût et d'envie de plaire. Béatrix était donc une pièce à décor, à changement et prodigieusement machinée. La représentation de ces féeries qui sont aussi très-habilement dialoguées rend fous les hommes doués de franchise, car ils éprouvent par la loi des contrastes un désir effréné de jouer avec les artifices. C'est faux et entraînant, c'est cherché, mais agréable, et certains hommes adorent ces femmes qui jouent à la séduction comme on joue aux cartes. Voici pourquoi. Le désir de l'homme est un syllogisme qui conclut de cette science extérieure aux secrets théorèmes de la volupté. L'esprit se dit sans parole: – Une femme qui sait se créer si belle doit avoir de bien autres ressources dans la passion. Et c'est vrai. Les femmes abandonnées sont celles qui aiment, les conservatrices sont celles qui savent aimer. Or si cette leçon d'Italien avait été cruelle pour l'amour-propre de


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