La Comédie humaine, Volume 4. Honore de Balzac
tenons, là est le secret de celles qui veulent vous conserver. Les dragons gardiens des trésors sont armés de griffes et d'ailes!..
– On ferait un sonnet de votre pensée, avait répondu Canalis au moment où Calyste se montra.
En un seul regard, Béatrix devina l'état de Calyste; elle retrouva fraîches et rouges les marques du collier qu'elle lui avait mis aux Touches. Calyste, blessé du mot dit sur sa femme, hésitait entre sa dignité de mari, la défense de Sabine, et une parole dure à jeter dans un cœur d'où s'exhalaient pour lui tant de souvenirs, un cœur qu'il croyait saignant encore. Cette hésitation, la marquise l'observait, elle n'avait dit ce mot que pour savoir jusqu'où s'étendait son empire sur Calyste; en le voyant si faible, elle vint à son secours pour le tirer d'embarras.
– Eh bien, mon ami, vous me trouvez seule, dit-elle quand les deux courtisans furent partis, oui, seule au monde!..
– Vous n'avez donc pas pensé à moi?.. dit Calyste.
– Vous! répondit-elle, n'êtes-vous pas marié?.. Ce fut une de mes douleurs au milieu de celles que j'ai subies, depuis que nous ne nous sommes vus. Non-seulement, me suis-je dit, je perds l'amour, mais encore une amitié que je croyais être bretonne. On s'accoutume à tout. Maintenant je souffre moins, mais je suis brisée. Voici depuis longtemps le premier épanchement de mon cœur. Obligée d'être fière devant les indifférents, arrogante comme si je n'avais pas failli devant les gens qui me font la cour, ayant perdu ma chère Félicité, je n'avais pas une oreille où jeter ce mot: – Je souffre! Aussi maintenant puis-je vous dire quelle a été mon angoisse en vous voyant à quatre pas de moi sans être reconnue par vous, et quelle est ma joie en vous voyant près de moi… Oui, dit-elle en répondant à un geste de Calyste, c'est presque de la fidélité! Voilà les malheureux! un rien, une visite est tout pour eux. Ah! vous m'avez aimée, vous, comme je méritais de l'être par celui qui s'est plu à fouler aux pieds tous les trésors que j'y versais! Et, pour mon malheur, je ne sais pas oublier, j'aime, et je veux être fidèle à ce passé qui ne reviendra jamais.
En disant cette tirade, improvisée déjà cent fois, elle jouait de la prunelle de manière à doubler par le geste l'effet des paroles qui semblaient arrachées du fond de son âme par la violence d'un torrent longtemps contenu. Calyste, au lieu de parler, laissa couler les larmes qui lui roulaient dans les yeux; Béatrix lui prit la main, la lui serra, le fit pâlir.
– Merci, Calyste! merci, mon pauvre enfant, voilà comment un véritable ami répond à la douleur d'un ami!.. Nous nous entendons. Tenez, n'ajoutez pas un mot!.. allez-vous-en, l'on nous regarde, et vous pourriez faire du chagrin à votre femme, si, par hasard, on lui disait que nous nous sommes vus, quoique bien innocemment, à la face de mille personnes… Adieu, je suis forte, voyez-vous!..
Elle s'essuya les yeux en faisant ce que dans la rhétorique des femmes on doit appeler une antithèse en action.
– Laissez-moi rire du rire des damnés avec les indifférents qui m'amusent, reprit-elle. Je vois des artistes, des écrivains, le monde que j'ai connu chez notre pauvre Camille Maupin, qui certes a peut-être eu raison! Enrichir celui qu'on aime, et disparaître en se disant: Je suis trop vieille pour lui, c'est finir en martyre. Et c'est ce qu'il y a de mieux quand on ne peut pas finir en vierge.
Elle se mit à rire, comme pour détruire l'impression triste qu'elle avait dû donner à son ancien adorateur.
– Mais, dit Calyste, où puis-je vous aller voir?
– Je me suis cachée rue de Chartres, devant le parc de Monceaux, dans un petit hôtel conforme à ma fortune, et je m'y bourre la tête de littérature, mais pour moi seule, pour me distraire. Dieu me garde de la manie de ces dames!.. Allez, sortez, laissez-moi, je ne veux pas occuper de moi le monde, et que ne dirait-on pas en nous voyant? D'ailleurs, tenez, Calyste, si vous restiez encore un instant, je pleurerais tout à fait.
Calyste se retira, mais après avoir tendu la main à Béatrix, et avoir éprouvé pour la seconde fois la sensation profonde, étrange, d'une double pression pleine de chatouillements séducteurs.
– Mon Dieu! Sabine n'a jamais su me remuer le cœur ainsi, fut une pensée qui l'assaillit dans le corridor.
Pendant le reste de la soirée, la marquise de Rochefide ne jeta pas trois regards directs à Calyste; mais il y eut des regards de côté qui furent autant de déchirements d'âme pour un homme tout entier à son premier amour repoussé.
Quand le baron du Guénic se trouva chez lui, la splendeur de ses appartements le fit songer à l'espèce de médiocrité dont avait parlé Béatrix, et il prit sa fortune en haine de ce qu'elle ne pouvait appartenir à l'ange déchu. Quand il apprit que Sabine était depuis longtemps couchée, il fut fort heureux de se trouver riche d'une nuit pour vivre avec ses émotions. Il maudit alors la divination que l'amour donnait à Sabine. Lorsqu'un mari, par aventure, est adoré de sa femme, elle lit sur ce visage comme dans un livre, elle connaît les moindres tressaillements des muscles, elle sait d'où vient le calme, elle se demande compte de la plus légère tristesse, et recherche si c'est elle qui la cause; elle étudie les yeux, pour elle les yeux se teignent de la pensée dominante, ils aiment ou ils n'aiment pas. Calyste se savait l'objet d'un culte si profond, si naïf, si jaloux, qu'il douta de pouvoir se composer une figure discrète sur le changement survenu dans son moral.
– Comment ferai-je, demain matin?.. se dit-il en s'endormant, et redoutant l'espèce d'inspection à laquelle se livrait Sabine.
En abordant Calyste, et même parfois dans la journée, Sabine lui demandait: « – M'aimes-tu toujours?» Ou bien: « – Je ne t'ennuie pas?» Interrogations gracieuses, variées selon le caractère ou l'esprit des femmes, et qui cachent leurs angoisses ou feintes ou réelles.
Il vient à la surface des cœurs les plus nobles et les plus purs des boues soulevées par les ouragans. Ainsi, le lendemain matin, Calyste, qui certes aimait son enfant, tressaillit de joie en apprenant que Sabine guettait la cause de quelques convulsions en craignant le croup et qu'elle ne voulait pas quitter le petit Calyste. Le baron prétexta d'une affaire et sortit en évitant de déjeuner à la maison. Il s'échappa comme s'échappent les prisonniers, heureux d'aller à pied, de marcher par le pont Louis XVI et les Champs-Élysées, vers un café du boulevard où il se plut à déjeuner en garçon.
Qu'y a-t-il donc dans l'amour? La nature regimbe-t-elle sous le joug social? la nature veut-elle que l'élan de la vie donnée soit spontané, libre, que ce soit le cours d'un torrent fougueux, brisé par les rochers de la contradiction, de la coquetterie, au lieu d'être une eau coulant tranquillement entre les deux rives de la Mairie, de l'Église? A-t-elle ses desseins quand elle couve ces éruptions volcaniques auxquelles sont dus les grands hommes peut-être? Il eût été difficile de trouver un jeune homme élevé plus saintement que Calyste, de mœurs plus pures, moins souillé d'irréligion, et il bondissait vers une femme indigne de lui, quand un clément, un radieux hasard lui avait présenté dans la baronne du Guénic une jeune fille d'une beauté vraiment aristocratique, d'un esprit fin et délicat, pieuse, aimante et attachée uniquement à lui, d'une douceur angélique encore attendrie par l'amour, par un amour passionné malgré le mariage, comme l'était le sien pour Béatrix. Peut-être les hommes les plus grands ont-ils gardé dans leur constitution un peu d'argile, la fange leur plaît encore. L'être le moins imparfait serait donc alors la femme, malgré ses fautes et ses déraisons. Néanmoins madame de Rochefide, au milieu du cortége de prétentions poétiques qui l'entourait, et malgré sa chute, appartenait à la plus haute noblesse, elle offrait une nature plus éthérée que fangeuse, et cachait la courtisane qu'elle se proposait d'être sous les dehors les plus aristocratiques. Ainsi, cette explication ne rendrait pas compte de l'étrange passion de Calyste. Peut-être en trouverait-on la raison dans une vanité si profondément enterrée que les moralistes n'ont pas encore découvert ce côté du vice. Il est des hommes pleins de noblesse comme Calyste, beaux comme Calyste, riches et distingués, bien élevés, qui se fatiguent, à leur insu peut-être, d'un mariage avec une nature semblable à la leur, des êtres dont la noblesse ne s'étonne pas de la noblesse, que la grandeur et la délicatesse toujours consonnant à la leur, laissent dans le calme, et qui vont chercher auprès des natures inférieures ou tombées la sanction de